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Un forfait «fin de vie avec vue sur mer» pour redonner vie au tourisme en Tunisie

La Tunisie pense développer la «niche» des maisons de retraite médicalisées (Ehpad) pour booster le secteur du tourisme, mais éthiquement et moralement, est-ce acceptable de prendre en charge des personnes qui ne disposent pas réellement de leur libre arbitre et de les parquer dans un hôtel en attendant leur fin?

Par Nadia Chaabane *

«Le bronzer idiot c’est terminé». Le ministre du Tourisme et de l’Artisanat, nous a concocté une trouvaille et dont le slogan publicitaire pourrait être «Vous pouvez en finir en vous la coulant douce au bord de la piscine». Dans un entretien à ‘‘L’Economiste maghrébin’’, René Trabelsi table, en effet, sur la «niche» des maisons de retraite médicalisées (Ehpad) pour booster le secteur du tourisme.

Comment faire du fric et remplir les hôtels vides par la délocalisation de la fin de vie de citoyens européens. Mes propos peuvent paraître cyniques mais il me semble qu’ils sont moins sordides que ce qu’il y a derrière cette trouvaille morbide du ministre du Tourisme. Pour lui les choses semblent se réduire à un simple alignement de chiffres. La dimension humaine ne semble guère prise en compte dans son raisonnement.

Transformer les hôtels fermés en établissements d’hébergement pour personnes âgées

Nous avons des hôtels vides et des chômeurs, et le tourisme même médical ayant ses limites, le ministre va donc plus loin et table désormais sur la transformation des hôtels vides en Ehpad pour y accueillir les Européens qui ne peuvent s’offrir un accompagnement en fin de vie chez eux.

On transformerait donc ces hôtels en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes et pour les faire fonctionner on recrutera des jeunes au chômage. C’est tout bénef.

Comme les «vieux» tunisiens n’auront pas, pour une grande majorité, les moyens de se les offrir, ces structures, le projet cible les personnes âgées européennes et particulièrement françaises. Pour de nombreux Français qui ont un membre de leur famille à placer en Ehpad, la situation est en effet tout simplement intenable sur le plan financier et les établissements d’accueils connaissent une insuffisance manifeste en termes de places et de personnel.

D’ici 2050, la France comptera près de 5 millions de plus de 85 ans, contre 1,5 aujourd’hui, et comme la France n’a pas l’air de vouloir trouver des solutions et continue à «mettre des pansements sur une jambe de bois», notre ministre table sur un marché plus que fleurissant et prometteurs.

Il y a, cependant, me semble-t-il, quelques considérations d’importance…

Les personnes âgées concernées par ce type d’hébergement et prise en charge ont plus de 85 ans, et selon des études réalisées en France sur les Ehpad, 9 résidents sur 10 souffrent d’affections neuropsychiatriques, environ 36% du total sont atteints d’une maladie neurodégénérative (comme la maladie d’Alzheimer) et plus d’un quart des résidents bénéficient d’une mesure de protection juridique des majeurs…

Les Ehpad sont habités par une population plutôt résignée et qui subit

L’entrée en Ehpad ne se fait jamais de gaïté de cœur, et il ne s’agit nullement de retraités qui décident d’aller après mûre réflexion de s’installer au Maroc, au Portugal ou en Tunisie pour profiter du beau temps et jouir d’un confort de vie dont il ne disposent pas forcément chez eux.

Il s‘agit souvent de personne âgée qui cherche à rester chez elles mais ne peut plus le faire. L’entrée en Ehpad se fait comme un dernier recours pour la personne âgée qui vit seule, que la famille ne peut la prendre en charge, en raison de problèmes de santé physique ou mentale qui deviennent trop lourds à gérer au quotidien. Un quart des personnes concernées sont sous tutelles et il s’agira surtout de population plutôt résignée et qui subit ce choix.

La France a failli dans le traitement de la dépendance et le traitement qui est réservé à ces aînés est plutôt indigne. Elle a failli car elle refuse d’investir dans des structures d’accueil adéquates et en nombre et laisse les familles se débrouiller pour bricoler des solutions et l’idée d’externaliser en quelques sorte le problème de prise en charge n’a pas l’air de choquer grand monde, ni d’un côté ni de l’autre de la Méditerranée.

J’ai pour ma part, beaucoup de mal à l’imaginer. J’ai du mal à imaginer que l’on puisse placer une personne âgée dépendante à des milliers de kilomètre de chez elle. Sachant que le changement de repère et d’habitude est en soi compliqué à gérer à partir d’un certain âge, la personne intéressée va se retrouver dans un environnement qui ne ressemble en rien à ce qu’elle connaît, où l’on parle une autre langue et n’en repartira probablement que dans un cercueil. Qu’on pense les psychologues ?

Le sordide dans ce choix et qu’on ne veut pas voir est que les résidents en Ehpad le sont de manière permanente, ils ne font pas un séjour touristique. En 2015, en France, 82 % les sorties définitives d’Ehpad étaient dues au décès du résident, pour les autres c’est l’hospitalisation ou les soins palliatifs à l’hôpital. Il s’agira donc de proposer un séjour aller simple à une personne faussement consentante.

Qui tirerait profit de ce type de projet ?

Quelques propriétaires d’hôtel et surtout des actionnaires de fonds d’investissement qui ne cessent de s’enrichir partout dans le monde. Ces établissements sont souvent gérés par des groupes qui font des bénéfices considérables. Ils sont gérés comme des entreprises qui privilégient un bon chiffre d’affaires au détriment des résidents et du personnel.

Beaucoup pensent exclusivement aux emplois crées : emplois en lien avec l’accompagnement et la perte d’autonomie et un encadrement pour les soins emplois pour des médecins qui sont pour le moment plus intéressés par la traversée de la méditerranée dans l’autre sens et dont beaucoup travaillent en Ehpad en France et ailleurs.

Dans la foulée on pourra développer les services de rapatriement des corps et du transport funèbres et on aura de belles affiches pour promouvoir le pack (séjour, accompagnement de fin de vie et rapatriement de corps à des prix imbattables); on mettra en place des formules avec des assureurs et des pompes funèbres en France. Et lorsqu’on tapera sur fin de vie sur Google on sera super bien référencé. La Tunisie arrivera en premier dans les recherches, du coup les tunisiens seraient encore une fois euphoriques et fiers d’être encore premier dans quelque chose.

Que fait l’Etat tunisien face au vieillissement de la population ?

Mais éthiquement et moralement, est-ce acceptable de prendre en charge des personnes qui ne disposent pas réellement de leur libre arbitre et de les parquer dans un hôtel en attendant leur fin?

Pour ma part, je rêve d’une autre Tunisie, et d’un autre monde où l’humain est au centre des choix économiques. Je rêve d’un autre avenir pour tous les aînés. Je ne peux adhérer à cette logique mercantile lorsqu’elle est déployée pour rêver de transformer les précaires de mon pays en «toiletteur et accompagnateur en fin de vie» d’un autre pays. L’Etat ne peut se faire le chantre de ce type de projet. Que des privés le fassent est une chose mais que l’Etat intègre cela dans sa stratégie pour diversifier l’offre touristique en offrant des avantages fiscaux…, pour les investisseurs du secteur est plutôt choquant. On va faire comment ? Étendre la loi 72 à ce secteur ?

À propos, quelle est donc la politique de l’Etat tunisien quant au vieillissement de la population ? On est aussi concernés par ce problème de vieillissement et de prise en charge de la dépendance. Quand est-ce qu’on va s’occuper des Tunisiens car pour le moment on a l’impression de laisser faire. Va-t-on satisfaire ceux qui pourront payer et attendre qu’un autre pays du sud où le coût de la vie serait moins élevé propose de prendre en charge nos vieux ? Après tout, les usines textiles qui ont été délocalisées avant se sont bien adaptées au Bengladesh et ailleurs.

Délocaliserait-on également l’accompagnement des nos vieux qui iraient rejoindre ces usines et profiter du beau temps en Asie ou en Afrique subsaharienne où il fait bon vivre sous les cocotiers. Ils ne pourraient rêver meilleurs paradis sur terre. Certains diront qu’ils seraient même les grands gagnants de cette logique.

* Constituante (2011-2014) et membre du bureau politique d’Al Massar.

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