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Tunisie : le discours de Fakhfakh en cinq dissonances économiques

Lors de sa dernière apparition télévisée, dimanche 14 juin 2020, le chef de gouvernement Elyes Fakhfakh n’a pas convaincu les opérateurs économiques! Au sujet du Budget de l’État et relativement à la relance économique post-Covid-19, Fakhfakh a multiplié les dissonances et a surfé sur les ambiguïtés. Cinq dissonances méritent explications !

Par Moktar Lamari, Ph. D.

«Couper dans les salaires des fonctionnaires»

Contre les 800.000 fonctionnaires de l’État, le chef du gouvernement a brandi le bâton de son «pouvoir» de technocrate, non élu et venant des milieux des affaires. Son message se veut menaçant : «On peut couper dans les salaires», arguant que, dans le contexte, le budget de l’État est exsangue… et chaque mois, on n’est pas certain de pouvoir payer les salariés sans faire recours à la dette internationale.

La dissonance de Fakhfakh est double. Sur le plan stratégique, il ne dit pas comment va-t-il donner suite à sa promesse, exprimée lors d’une précédente entrevue (durant le confinement) et visant à réduire la bureaucratie et le coût de l’État. On ne sent pas venir un plan élaboré de modernisation de l’État, on ne voit pas émerger une orientation visant à réduire le gaspillage, et à maîtriser le train de vie des hauts fonctionnaires… y compris dans le cercle des ministres du gouvernement.

Sur le plan comptable et managérial, les données budgétaires du ministère des Finances montrent l’ampleur du bluff : les budgets alloués aux salaires des fonctionnaires auraient augmenté de 16%, rien que durant le premier trimestre 2020.

Durant la même entrevue, Fakhfakh a avoué l’existence de nombreuses pressions et tractations avec le syndicat des travailleurs. À se demander si ces pressions ne l’auraient pas poussé à mettre de l’eau dans son vin pour taire ou oublier la réduction de la bureaucratie, en contrepartie d’une plus longue longévité politique à la tête du gouvernement.

«Stopper l’endettement international»

La promesse de Fakhfakh est louable et méritant un bravo unanime de la part de la jeune génération, qui s’appauvrit de jour en jour, et qui sera amenée à payer les frais du surendettement de la Tunisie.

Sortir de la trajectoire de la dette constituerait un élément majeur de l’approche Fakhfakh. Mais, à voir les faits et l’actualité, on ne peut que déplorer que les babines ne suivent pas les bottines. Quasiment, chaque semaine le parlement planche sur des ententes de prêts… et chaque semaine le ministre de la Coopération internationale sollicite des organismes internationaux pour des prêts et dons…

De surcroît, les chiffres affichés par Fakhfakh sur la dette étaient faux ou mal définis (60% du PIB versus 80% du PIB), et ce contrairement aux données divulguées par le ministère des Finances, il y a deux semaines. Le journaliste qui l’a interrogé n’a certes pas la fibre économique, ni la rigueur qui va avec. Et Fakhfakh savait à qui il a à faire…

«Dépeçage des avions de Tunisair»

Au sujet des déficits accumulés par la centaine de sociétés d’État, Fakhfakh s’est limité aux clichés, évitant de dévoiler son plan : ce qu’il faut faire, ou pas faire à ce sujet. Il s’est limité à dire que ce n’est pas normal que Tunisair fait voler et entretenir 7 avions fonctionnels, en dépeçant la vingtaine d’autres avions cloués au sol, et dédiés à la ferraille.

Le même discours au sujet de la Compagnie de phosphates de Gafsa ou le port de Radès. Se limiter à l’anecdote et ne rien dire sur la stratégie gouvernementale vis-à-vis des entreprises publiques qui périclitent les unes après les autres.

Encore une fois, pas de vision, pas d’audacieux projets… et que du verbiage politique! Pourtant la situation de Tunisair est dramatique : elle gruge les taxes et sidère les voyageurs tunisiens. Tunisair est un exemple de la centaine des sociétés d’État dans la même situation.

Les signes ne trompent pas, et tout porte à croire que la pression syndicale pèse lourd sur les épaules du chef du gouvernement : Fakhfakh veut durer sans changer, et sans prendre de risques avec les sociétés d’État qui gangrènent la fiscalité et érodent la capacité à payer des contribuables.

«Coronavirus ou la victoire à la Pyrrhus»

Le chef de l’exécutif a répété, et à volonté, la «victoire» contre le Covid-19. Mais, il évite de dire à quel prix économique cela a été fait et qui paieront la facture de la sévérité du confinement et ses impacts dévastateurs sur la croissance économique, sur le pouvoir d’achat… et sur le chômage catastrophique des jeunes.

On s’attendait à un discours responsable qui revient sur les objectifs qu’il a annoncés aux Tunisiens au début du confinement : zéro perte d’emploi, zéro fermeture d’entreprise et aucune famille laissée dans le besoin. Il a occulté les résultats de l’action gouvernementale à ce sujet.

On est en présence à une victoire à la Pyrrhus… on a minimisé les dégâts de la pandémie du Covid-19, mais on a mis l’économie à genoux… et détruit des milliers de PME et des centaines de milliers d’emplois.

Fakhfakh a cultivé un discours illusionniste qui parie sur la mémoire courte des journalistes et citoyens tunisiens.

«Une relance économique par décrets»

Alors que les investisseurs nationaux et étrangers s’attendent à des déclarations phares pour savoir quoi faire faire pour sortir l’économie de son impasse, Fakhfakh a privilégié de l’auto-congratulation, en mettant de l’avant l’adoption d’une trentaine de décrets et projets de loi durant les trois mois du confinement.

Comme si on pouvait relancer l’économie rien que par la force des lois, comme si on pouvait créer de la richesse par décret, sans mobiliser de l’investissement en argent sonnant et trébuchant. À l’évidence, les instruments juridiques l’emportent sur les instruments budgétaires et économiques.

Rien sur la politique monétaire, rien sur la monétisation éventuelle de la dette, rien sur les taux d’intérêt astronomiques, rien sur les incitatifs fiscaux requis pour redresser les trajectoires descendantes de l’investissement, de la productivité et de l’épargne. Rien sur les retraits massifs des dépôts et la fuite des capitaux et devises… qui sont à l’œuvre depuis quelques mois, au su et au vu de la Banque centrale.
Fakhfakh laisse les investisseurs, les industriels et les autres opérateurs économiques sur leur faim! Et beaucoup sur le carreau!

À voir son gouvernement s’agiter pour quasiment rien faire sur les fronts économiques, on craint fort de voir une «relance économique» sacrifiée sur l’autel des compromis politiques, avec du copier-coller des promesses annoncées lors de son investiture, à la tête d’un gouvernement de coalition début mars 2020.

On craint aussi de voir le plan de relance économique promis pour fin juin (pour discussions parlementaires) se limiter à un collage de doléances et de revendications, avec rien de concret en termes de financement et en termes d’incitatifs permettant la mise en œuvre et la production des résultats escomptés.

Le chef du gouvernement mise sur la communication en tant que levier pour appâter… et pour se maintenir le plus longtemps en poste à titre de chef de gouvernement.

Son discours reflète, et sans le dire, ses craintes face à la volonté du parti religieux Ennahdha. Celui-ci revendique un remaniement ministériel et un nouveau vote de confiance.

Mais, sur le fond et encore une fois, c’est la méthode qui a fait défaut au discours économique d’Elyès Fakhfakh!

Des paroles et une rhétorique qui évitent les vrais enjeux et qui passent à côté des arbitrages cruciaux qui tardent à venir. On attendra fin juin pour mieux comprendre et mieux voir ce que le gouvernement Fakhfakh mijote pour la Tunisie, pour l’économie et ses enjeux stratégiques pour les semaines et mois à venir.

* Universitaire au Canada.

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