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Tunisie : pourquoi ce remaniement est contre-productif ?

Un remaniement pour perdre encore du temps et diluer les responsabilités.

Plus ça change, plus c’est pareil! Et pour cause : c’est plus facile de changer de ministre et de gouvernement que de changer de politiques publiques. En remaniant son gouvernement, après 4 mois seulement, le chef de gouvernement Hichem Mechichi fait plus de ce qui n’a pas marché par le passé. Il veut diluer les responsabilités, brouiller les cartes pour acheter du temps et détourner l’attention des enjeux brûlants et des réformes douloureuses attendues.Ce 12e remaniement ministériel est illusoire et contre-productif! Pourquoi?

Par Moktar Lamari, Ph.D.

Le nouveau gouvernement proposé pour le vote de confiance des élus au parlement, pour une plénière prévue pour demain mercredi 20 janvier 2020, arrive les mains vides, sans programme d’action, sans évaluation des chantiers et urgences à régler et sans objectifs chiffrés. Comme si, changer de personnalité siégeant au Conseil des ministres suffit à lui seul de changer les tendances et de solutionner les problèmes qui s’accumulent. Et les élus vont certainement voter la confiance et jouer leur parade habituelle pour mousser leur image, sans rien demander sur les réformes économiques à initier ni sur les objectifs visés.

On attribue à Albert Einstein la formule selon laquelle «la folie, c’est de faire toujours la même chose en espérant à chaque fois un résultat différent !». De toute évidence, le remaniement de Mechichi s’inscrit dans cette «folie» abrasive pour la confiance du citoyen, dévastatrice pour la prospérité économique et contre-productive pour le bien-être des Tunisiens et Tunisiennes.

Un remaniement pour acheter du temps!

Depuis la Révolte du Jasmin, en 2011, 12 gouvernements et plus de 467 ministres ont gouverné le pays pour ne rien changer, ne rien réformer et ne pas froisser les lobbies et les groupes d’intérêt qui financent les partis et les mènent par le bout du nez.

Tous ont privilégié le statu quo, avec les mêmes politiques économiques, les mêmes choix publics et les mêmes instruments liés. Avec le résultat qu’on connaît : un État techniquement en quasi-faillite (45% du budget 2021 est à rechercher auprès des bailleurs de fonds internationaux), un pouvoir d’achat tronqué de 35%, un dinar divisé par deux et une pauvreté qui fait des ravages.

Un universitaire canadien, très familier des cercles du pouvoir en Tunisie avance : «Les élites au pouvoir en Tunisie n’ont pas encore intégré dans leur schème de pensée, l’évaluation et la gouvernance axée sur les résultats… plutôt que d’agir en rationnels et pragmatiques, ils sont restés prisonniers du passionnel, avec des politiques fatalistes, véhiculées par toujours plus de baraka et d’inchallah»!

Sur le front économique, industriels, opérateurs économiques et partenaires internationaux s’attendaient à un sérieux programme gouvernemental visant à relancer l’économie et remettre le pays au travail. Peine perdue, le chef du gouvernement Hichem Mechichi joue le jeu de la coalition islamiste qui le soutient au Parlement et s’enfonce dans le terrain du politique. Il pense pouvoir, par ce remaniement, redistribuer les cartes et détourner l’attention des sujets brûlants et dégonfler la bulle des contestations sociales.

Et en tous les cas, il espère pouvoir favoriser sa longévité à la tête du gouvernement.

Mechichi a jugé bon de faire plus de ce qui n’a pas marché par le passé. À savoir, opérer un remaniement ministériel à chaque fois que les tensions sociopolitiques montent et que les contestations s’enflamment et deviennent violentes, dans la rue comme au Parlement.

Un remaniement qui n’augure rien de bon!

Le timing de ce remaniement est suspect, et à plus d’un titre. Il survient, alors que le pays est en confinement total pour cause de Covid-19, en convulsion sociale pour insatisfaction face au marasme économique. Ce remaniement survient aussi alors que le parlement est devenu totalement dysfonctionnel, bloqué en permanence par les conflits entre les partis en présence, par les bagarres sanglantes et depuis peu par les grèves de la faim engagées par des députés violentés, en plein jour au sein du Parlement par des députés islamistes.

Mais au-delà de ce timing suspect, trois dissonances majeures caractérisent ce énième remaniement ministériel en Tunisie.

Un, Mechichi, ce jeune chef de gouvernement, présenté aux Tunisiens comme un technocrate apolitique, a décidé de politiser son gouvernement, en ajoutant des ministres sponsorisés par les partis politiques, constituant son «coussin politique». Il a choisi de s’entourer de ministres franchement politiques, mandatés par leur parti politique pour régler des enjeux partisans et brûlants notamment au niveau des ministères de l’Intérieur et de la Justice. Résultat : un gouvernement de plus en plus à la merci de deux grands partis politiques, avec un chef qui se présente comme technocrate pour qui veut le croire!

Deux, ce nouveau gouvernement qui va certainement bénéficier de la confiance des partis politiques dominants, va être investi sans programme fédérateur, sans cohérence sur les enjeux majeurs qu’affronte la Tunisie aujourd’hui. Dans sa configuration actuelle, ce nouveau gouvernement ne va pas adopter les réformes économiques attendues, celles-ci ont besoin d’un gouvernement fort, doté d’un leadership démontré et d’une cohésion sans faille. Un gouvernement ambivalent, comme celui proposé par Mechichi va niveler par le bas, va pinailler et maintenir le statu quo pour ne pas menacer les intérêts des lobbies et groupes de pression. Et surtout pour survivre et prolonger son mandat.

Trois, les partenaires économiques internationaux, notamment les bailleurs de fonds (FMI, UE, World Bank) vont craindre le caractère zébré de ce nouveau gouvernement mi- technocrate, mi- politique. Les investisseurs ne pourront pas facilement composer avec une bipolarité néfaste pour la lisibilité des actions et mesures politiques à initier. La double casquette que va mettre Mechichi ne peut qu’ajouter une couche d’incertitude dans un contexte économique déjà difficile et erratique sur le plan social. Ajoutons que ce remaniement est déjà très mal vu notamment pour son caractère sexiste anti-femme et pour l’absence d’économistes crédibles (versus banquiers) et capables de négocier, de concevoir et d’implémenter les réformes économiques à venir.

Le packaging de ce nouveau gouvernement ne va pas convaincre les partenaires internationaux et ne fera que dégrader davantage la cote de crédit de la Tunisie. Au niveau national, et en l’état, la posture gouvernementale annoncée ne va pas désamorcer les tensions, bien en au contraire, on risque de les exaspérer par les risques liés et les multiples incertitudes véhiculées.

* Universitaire au Canada.

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