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La Tunisie doit se libérer de la «répression financière»

«Répression financière» en Tunisie ? Et pour preuves : l’investissement est ligoté par un taux d’intérêt facial à deux chiffres (10-14%), l’épargne est molestée par des taux d’intérêts réels négatifs (-2% à -3%), les frais bancaires sont exorbitants, alors que presque 60% des adultes tunisiens (77% des femmes) sont privés de compte bancaire (jugés non-bancables). Depuis 2016, la valeur du dinar a été amputée de moitié, et les comptes en devises sont interdits. Les résidents tunisiens ne peuvent pas transiger librement en ligne et en devises pour acheter à l’international, disons un ordinateur, un médicament ou un parfum. Impensable au 21e siècle…

Par Moktar Lamari, Ph. D.

En même temps, le système bancaire engrange des bénéfices colossaux et canalise l’essentiel de son épargne vers le Budget de l’État, plutôt que vers l’économie. Le système bancaire valorise la coercition : les chèques sans provision génèrent 213 000 affaires pénales par an, détruisant ainsi de milliers d’emplois et engorgeant les prisons. Presque, un prisonnier sur trois est condamné pour une affaire pénale impliquant des transactions bancaires (chèques sans provision, amendes, infractions diverses).

Dix ans après la Révolte du Jasmin, la Tunisie semble renouer avec les affres de la «répression financière» de l’ère de Ben Ali. Une répression devenue multiforme et dévastatrice pour la croissance, pour l’investissement et pour la création de l’emploi.

En Tunisie d’aujourd’hui, la «répression bancaire» est alimentée par 3 ingrédients essentiels. D’abord, un État surendetté, dépensier et incapable de rationaliser son Budget. Ensuite, une grave récession économique et de fortes baisses de recettes fiscales, et enfin un secteur bancaire vorace, habitué à l’argent facile.

Modus operandi

La «répression financière», un oxymore et une figure de style qui opposent la répression au libéralisme et libertés d’entreprendre prônées dans les milieux de la finance et des affaires.

Des économistes américains, de l’école de pensée du Public choice, ont décrit la «répression financière» et les raisons amenant les gouvernements à tirer avantage de mécanismes financiers pour les endurcir, notamment pour financer leurs budgets, leurs promesses électorales et pour se maintenir ultimement au pouvoir, coûte que coûte!

Edward Shaw et Ronald McKinnon, économistes de l’Université de Stanford aux USA ont fortement publié à ce sujet, mettant de l’avant trois facteurs distinctifs :

  • Un, la «répression financière» pénalise les obligataires et les épargnants par des taux d’intérêt réels négatifs. De quoi pousser l’épargne vers l’économie informelle, de quoi boucher les canaux de l’investissement et de quoi fausser l’efficience économique.
  • Deux, la «répression financière» est très corrélée avec le surendettement des États et avec des connivences (douteuses) liant les politiques monétaires/financières aux politiques gouvernementales. Des connivences qui siphonnent le peu de ressources monétaires pour les canaliser vers l’État, plutôt que vers l’économie.
  • Trois, la «répression financière» est génératrice d’une «monnaie fiscale» atypique, compensatrice pour le système bancaire et autres opérateurs économiques (entrepreneurs de travaux publics, entre autres) qui prêtent allègrement à l’État, à travers des baisses d’impôt et des bons émis (monnaie scripturale) pour payer les impôts, entre autres.

«Répression financière» à la Tunisienne !

En Tunisie de nos jours, la «répression financière» opère par diverses mesures et pressions gouvernementales qui poussent la Banque centrale (BCT) et le système bancaire à moduler les taux d’intérêt, dévaloriser le dinar, prêter massivement à l’État, entre autres, en ouvrant de généreuses marges de crédit pour financer les salaires des fonctionnaires (État et Sociétés d’État). Le tout pour éviter les réformes, pour maintenir le statu quo et éviter les risques.

Les partis politiques et les élus savent de quoi il s’agit. Ils passent le plus clair de leur temps à adopter des projets de loi validant des ententes d’emprunts et d’endettement de l’État tunisien.

La «répression financière» en Tunisie est le fruit de la convergence de trois mouvances : la mouvance d’une crise économique aigüe (récession de – 9,8%), la mouvance d’un endettement excessif (112% du PIB) et la mouvance d’une instabilité chronique au sommet de l’État, 10 gouvernements depuis 2011.

Les complicités entre l’écosystème bancaire, l’écosystème des agences gouvernementales et l’écosystème politique ne datent pas d’aujourd’hui.

Durant les 25 ans de règne du dictateur Ben Ali (1987-2011), la «répression financière» a permis au clan de Ben Ali de disposer «bar ouvert» de l’essentiel des ressources bancaires disponibles, sous le regard complaisant des fonctionnaires et des élites du pays.

Ben Ali a régné en alternant répression policière et «répression financière», entre autres répressions.

L’histoire semble se répéter, 10 ans après la Révolte du Jasmin. Les 10 gouvernements ayant pris le pouvoir depuis n’ont pas réussi à limer les griffes et les manœuvres des lobbies liés au cartel des banques. Un cartel qui affectionne les collusions, qui se dope des rentes de situation et se gave de l’argent facile.

Aujourd’hui, la politique monétaire et le cartel de banques constituent le bras armé de la «répression financière» en Tunisie. Un bras armé à la merci du pouvoir exécutif (ministère des Finances), soutenu par des lobbies attachés aux groupes de pression et partis politiques.

Le cartel des banques s’adapte et se sert au passage pour engranger des bénéfices colossaux qui augmentent de plus 10% par an, alors que le taux de croissance moyen du PIB durant la décennie est plutôt négatif.

Et la «répression financière» qui sévit en Tunisie d’aujourd’hui aurait des ramifications internationales relayées par des groupes d’intérêt et pression, présents à Paris, où la Banque de France continue d’«encadrer» la politique monétaire et des équipes au sein de la BCT. À partir de Washington, le FMI et la Banque mondiale sont omniprésents dans la conception de quasiment toutes les orientations et politiques publiques des divers gouvernements tunisiens.

D’autres «pays amis» comme le Qatar, la Turquie est autres Émirats arrosent généreusement les partis politiques tunisiens par des pétrodollars et des capitaux fébriles, déstabilisateurs pour la trajectoire de la transition démocratique en Tunisie.

Mécanismes et expédients

Les statistiques officielles (INS et BCT) démontrent que la politique monétaire menée en Tunisie depuis 5 ans (majoration des taux d’intérêt directeur) s’est trompée de cible : elle a molesté l’investissement (et l’épargne), sans pouvoir neutraliser l’inflation.

L’inflation en faux-fuyant. La BCT met tous ses efforts pour combattre l’inflation. Celle-ci s’érige ainsi comme l’arbre qui cache la forêt, ou encore une cible qui justifie toutes les mesures coercitives. La BCT, aidée par le FMI, ferme les yeux sur les dégâts collatéraux de ses politiques axées uniquement sur la lutte contre l’inflation: i) asphyxie des investissements et de l’épargne, ii) gel de la croissance, iii) enrichissement du cartel des banques et lobbies liés, iv) augmentation du chômage et v) dévaluation du dinar, etc.

Or, en Tunisie d’aujourd’hui un consensus semble émerger disant que l’inflation n’est pas uniquement un phénomène monétaire, puisque tirée à la hausse par : i) les gaspillages gouvernementaux notamment par le biais d’emplois fictifs estimés à 150 000 fonctionnaires et ii) par une hausse de prix importée, via notamment un marché parallèle florissant et qui emploie quasiment 40% de la population active occupée.

Vampiriser l’épargne. La «répression financière» écrase chaque jour un peu plus la propension à épargner. La rémunération réelle de l’épargne est de facto négative : aucune banque ne procure un rendement net supérieur à 4%, alors que le taux de l’inflation dépasse en moyenne les 6 %. La BCT plafonne la rémunération nominale brute de l’épargne à 5%.

Il y a de quoi préférer le cash, thésauriser du cash et transiger cash.

Des liasses de dinars s’échangent au poids dans plusieurs régions et milieux du marché parallèle. Les épargnants boudent les banques et s’investissent dans le marché parallèle, privant l’économie d’importantes sources de financement.

Avec ce type de politique monétariste, la part de l’épargne dans le PIB a fondu, passant de l’équivalent de 18 % en 2010, à moins de 4% aujourd’hui.

Flageller l’investissement. La même «répression financière» pénalise les investisseurs, avec des taux d’intérêt effectifs dépassant les 10%. Les investisseurs solides finissent par s’expatrier, alors que d’autres mettent la clef sous la porte et se replient vers l’économie informelle, spéculative et souvent illégale. Les investisseurs internationaux ne sont plus attirés par la Tunisie, ils préfèrent le Maroc, le Sénégal, etc.

Les investissements mesurés en pourcentage de PIB ont chuté de 26% en 2010 à moins de 6% en 2020. Les difficultés de financement arrivent en tête de liste des problèmes rencontrés par les entreprises. Et cela est confirmé par les données d’une récente étude financée par la Banque mondiale.

Dévaluer le dinar. La dette et les donations internationales payées en dollars ou en euros procurent plus de capacité à payer des salaires des fonctionnaires, avec un dinar toujours plus faible. La dévaluation du dinar a permis à l’État de créer plus d’emplois (fictifs ou fantômes).

La dévaluation permet d’éroder la valeur du salaire réel en Tunisie, pour anéantir les augmentations salariales. Les économistes du gouvernement justifient ces dévaluations par les déséquilibres macro-économiques et par la volonté de renforcer la compétitivité des entreprises à l’international. Mais, 5 ans après ces dévaluations du dinar, l’économie tunisienne attend toujours les retombées promises par la dévaluation du dinar. Ces dévaluations successives ont augmenté l’inflation, ont pénalisé le pouvoir d’achat des Tunisiens, atrophié la classe moyenne et augmenté la pauvreté.

Canaliser l’épargne vers l’État. C’est aussi par les mêmes mécanismes que le système bancaire commence à canaliser ses prêts vers l’État, au détriment des entreprises et de l’investissement productif. L’État est mal pris par la masse salariale de ses 800 000 fonctionnaires, il emprunte de plus en plus, au lieu de rationaliser ses dépenses et effectifs.

La BCT joue le jeu et exerce une pression morale sur les banques pour que celles-ci prêtent davantage au gouvernement, ouvrent de généreuses marges de crédits pour les Sociétés d’État (Tunis Air, Steg, Sonede, etc.).

Et cela arrange le cartel des banques tunisiennes : c’est plus rentable (grâce notamment à un taux directeur surestimé) et c’est moins risqué. Le tout permet au gouverneur de la BCT et son conseil d’administration à se maintenir en poste, tant pis pour la relance économique.

Les mécanismes de la «répression financière» mis en place en Tunisie font émerger une économie de connivence, où les banques prêtent prioritairement au gouvernement, et en contrepartie, le gouvernement s’organise pour offrir des réductions d’impôts et des droits d’exclusivité (licences d’importation, rente, autorisation, etc.) aux banques et à leurs conglomérats d’entreprises. Le tout avec la complicité du pouvoir législatif.

L’actuel ministre des Finances, ex-PDG d’une banque d’affaires, au pouvoir depuis 8 mois, a multiplié récemment les annonces de signatures d’emprunts bancaires (avec les banques tunisiennes), ajoutant que son département mène des réformes visant à réduire les impôts sur les bénéfices pour faire converger les taux 15%, au lieu de 25%. Et toutes ces promesses et manœuvres se déroulent alors que l’État tunisien n’arrive pas à boucler son Budget 2021, lui manquant 23 milliards de DT (soit 40% du Budget 2021).

Rompre avec la répression financière

La théorie économique fustige ouvertement la «répression financière». Et les citoyens tunisiens aussi!

Plusieurs sondages récents montrent que quasiment deux tiers des Tunisiens sont insatisfaits de la qualité des services fournis par leur banque.

Sur un autre front et durant les derniers mois, les contrôles douaniers au sujet de la détention des devises sont de plus en plus fréquents et de plus en plus coercitifs à l’égard des personnes physiques (surtout les Tunisiens résidents à l’étranger) qui détiennent des devises, ou encore de l’or acheté en Tunisie (ou importé), et utilisés comme valeur refuge.

La saisie des devises dans les aéroports et sur les routes constitue désormais une source de revenus à part entière pour l’État tunisien. Une «razzia» qui ne dit pas son nom et des pratiques d’une autre époque, surtout que toutes ces devises spoliées sont dignement gagnées, principalement par les Tunisiens travaillant à l’étranger. Pour sévir, l’État et les services douaniers évoquent des lois obsolètes, des règlementations surannées et s’inscrivent en porte à faux avec le discours officiel de libéralisation tenu par l’État tunisien aux partenaires internationaux, le FMI en tête.

La Tunisie doit rompre avec la spirale de la «répression financière». La BCT devrait retrouver sa raison d’être économique (pas seulement monétaire), devrait assumer ses échecs et évaluer objectivement les méfaits de son excès de zèle monétariste.

Le cartel des banques doit aussi changer de paradigme, innover et moderniser ses modèles d’affaires. Autrement, il va continuer à tirer l’économie vers la récession, plutôt que vers la croissance et la prospérité.

Les économistes du pays devraient se «mouiller» davantage notamment pour évaluer et de façon empirique les tenants et les aboutissants des méfaits économiques et sociaux de la «répression financière».

* Universitaire au Canada.

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