Le comédien égyptien serait le «Jésus de l’art» qui expie les péchés de tous ses semblables. De ce point de vue le soutien à Adel Imam ne serait finalement que le soutien à l’art et à la liberté d’expression.
Par Karim Ben Slimane*
Les Romains aimaient à dire que la roche tarpéienne est proche du Capitole. Ainsi, après les honneurs, vient la disgrâce. C’est le sort que connait aujourd’hui le grand comédien Adel Imam. Lynché publiquement et dégagé de la place Ettahrir quand il a voulu se joindre à la foule révolutionnaire, il vient d’écoper de trois mois de prison. La sentence a été confirmée en appel il y a quelques jours.
De la glorification à la décapitation
Qu’est-ce qu’on reproche à l’acteur le plus célèbre, sans doute, du monde arabe. Le procès a été intenté par des islamistes d’obédience salafiste radicale et les griefs portent sur les injures faites à l’islam et l’atteinte au sacré par Adel Imam dans ses œuvres notamment dans son célèbre film ‘‘Al Irhab Wal Kabab’’ (Terrorisme et kebab).
Ironie de l’histoire, les faits de ce film se passent dans un bâtiment attenant à la même place Ettahrir et on y voit à la fin se déverser une foule d’Egyptiens sous le regard hagard et impuissant de la police. Désormais, en Egypte, contrairement à Rome, la glorification et la décapitation se passent dans un même lieu, la place Ettahrir.
Les faits ne relatent pas simplement une affaire Adel Imam mais plutôt, je le pense, un procès Adel Imam. Il faudra beaucoup plus d’espace que celui offert par Kapitalis pour démêler l’écheveau des enjeux et de la signification du procès du comédien. Pourtant, il faudra se conformer à la contrainte de la concision et aller à l’essentiel.
Pourfendeurs des tabous ou complice du dictateur?
Adel Imam est un grand acteur très prolifique avec une longévité sur la scène artistique qui reste assez rare. On a connu Adel Imam dans plusieurs rôles et plusieurs genres, rien ne lui était interdit et rien ne lui résistait. Il a excellé dans les comédies, comme dans les films d’action mais aussi les drames. Dans son œuvre il s’est attaqué indistinctement à la trinité des tabous dans le monde musulman à savoir: le sexe, la religion et la politique.
Aujourd’hui, ce qui lui est reproché par les islamistes salafistes c’est d’avoir malmené la religion et d’avoir fait le lit de la répression menée par le pouvoir en prenant pour cible l’islam politique radical et violent.
D’autres vont plus loin pour voir dans la figure de Adel Imam le fou du roi qui par ses comédies n’a fait qu’engourdir le peuple. Sa critique du pouvoir à l’instar de sa pièce ‘‘Ezzaïm’’ ou encore de son excellent film ‘‘Ihna Betaâ El-Autobis » (Nous, les gars de l’autobus), qui parait acerbe au premier abord, ne serait finalement que la soupape par laquelle le gouvernement évacuait la grogne et la frustration du peuple.
Adel Imam, selon cette lecture, a été le complice du régime et l’ennemi du peuple. Son procès n’est finalement que la continuité logique de la marche de la révolution pour faire table rase du système Moubarak.
Il y a dans cette lecture du vrai, du sensé mais aussi un brin d’excès et beaucoup de mauvaise foi.
Sur la complicité et la connivence entre Adel Imam et le système Moubarak, l’argument est audible. A plusieurs reprises l’acteur a affiché sa sympathie et sa proximité avec les fils Moubarak et a même soutenu la tentative de faire succéder Jamal à son père.
Coupable d’intelligence gaie avec la dictature
En revanche, l’argument que le système Moubarak a laissé faire Adel Imam ou mieux qu’il l’a instrumentalisé et utilisé comme soupape d’échappement de la grogne populaire prête à discussion tant il est subtil.
Il est vrai que Adel Imam dans certains de ces films et sa pièce de théâtre ‘‘Ezzaïm’’ a fait montre d’une grande liberté de ton vis-à-vis du régime. Une liberté rare à l’époque dans un paysage médiatique cadenassé par une police de l’esprit qui distribue généreusement les bâillons et par l’autocensure qui se marie bien à la lâcheté du peuple. D’autres, mais dans un style différent car élitiste, à l’instar du grand Youssef Chahine, ont aussi fait entendre des voix discordantes à celle du régime.
Cependant, la voix d’Adel Imam, son aura et sa popularité qu’il a gagnées en excellant dans des comédies comme ‘‘L’Ecole des trublions’’ ont été des caisses de résonnance de sa critique. Sa critique était politique mais surtout populiste et c’est là la différence.
Adel Imam donnait aux Egyptiens, entendu le peuple, à l’exclusion des élites, la possibilité de rire sous cape du régime. Ce rire ne faisait cependant pas sauter le verrou de la peur du peuple; au contraire, il la renforçait en la murant dans la clandestinité.
Chamfort a dit qu’il n’y a rien de plus clérical que le rire moqueur du cardinal, c’est-à-dire qu’en faisant fi de se moquer de soi, on ne fait que renforcer sa domination. Adel Imam est-il pour le système Moubarak ce qu’est le cardinal moqueur pour l’institution cléricale de l’Eglise?
En Tunisie, même si on n’a pas eu l’équivalent populaire et populiste de Adel Imam, et si on exclue ‘‘Klem Ellil’’ parce que trop élitiste, il ne resterait que les blagues qu’on racontait clandestinement sur Ben Ali et sa femme pour donner aux Tunisiens à rire clandestinement. Peut-être y avait-il à Carthage une officine chargée de concocter et de diffuser ce genre de blagues afin d’évacuer la frustration du peuple? En tout cas, il y a beaucoup à dire sur l’utilisation du rire au service des dictatures et sur ce point Adel Imam, peut-être à l’insu de son plein gré, est-il coupable d’intelligence gaie avec la dictature.
S’attaquer aux islamistes ne signifie pas s’attaquer à l’islam
Le deuxième grief retenu contre Adel Imam est celui d’avoir diabolisé les islamistes et d’avoir à mots couverts cautionné et légitimé la répression policière qu’ils ont essuyée. Les islamistes ont été la cible d’un bon nombre d’artistes dans tout le monde arabe et Adel Imam ne constitue pas en la matière une exception, contrairement à sa chasse gardée: la critique politique populiste. Toutefois s’attaquer aux islamistes ne signifie pas s’attaquer à l’islam quoiqu’aujourd’hui, le raccourci est vite fait. Mais de nos jours le métier de gardien du temple de l’islam est tellement courtisé que de tels agissements ne sont hélas plus surprenants.
A qui le tour alors? Verrons-nous d’autres procès de ce genre intentés contre d’autres artistes pour d’anciennes œuvres? Haro sur l’art, haro sur l’intellect, haro sur la créativité et enfin haro sur la vie, c’est bien une vie insipide et convenue à leur façon que nous promettent les islamistes.
Adel Imam serait donc le Jésus de l’art qui expie les péchés de tous ses semblables et monte au crucifix dans un geste sacrificiel où le vrai coupable n’est que la liberté d’expression entière et indivisible. De ce point de vue le soutien à Adel Imam ne serait finalement que le soutien à l’art et à la liberté d’expression.
Nous voilà donc tiraillés entre le soutien à la liberté d’expression, un soutien sans concessions et non négociable, et la condamnation d’une accointance avec le régime qui sous couvert de le critiquer n’a fait que le renforcer. Nous voilà inquiétés quant au vrai visage de Adel Imam, un cardinal moqueur ou un artiste libre. Le seul choix qui vaille ici est celui, par de là les personnes, de défendre la liberté d’expression, surtout celle qui indispose, qui inquiète et qui dérange.
Défendons aussi l’artiste car, dans une société où les tentations au conformisme sont aussi puissantes et les figures tutélaires se bousculent aux portillons de nos esprits, l’artiste est le seul à pouvoir faire de la différence un droit.
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