Jusqu’où iront les islamistes dans l’ouverture et les compromis sans perdre pied dans la modernité déjà en branle ni se compromettre par rapport à leurs idées originelles?

Par Karim Ben Slimane*

'‘Allah n’y est pour rien’’ est le titre d’un récent livre publié par le démographe Emmanuel Todd. Le livre est une transcription de l’émission Arrêt sur Images à laquelle le démographe a été invité pour parler du printemps arabe.

Emmanuel Todd est démographe, anthropologue et historien. Il s’est rendu célèbre par des prophéties qui lui ont donné raison contre la pensée dominante. Ainsi, il a prédit dès les années 70 la chute de l’empire soviétique et en 2007 dans son livre ‘‘Le rendez-vous des civilisations’’ co-écrit avec Youssef Courbage1, il a prédit l’implosion politique imminente des sociétés arabes et musulmanes. L’Histoire lui a encore donné raison.

Ce qui est intéressant chez Todd c’est l’originalité de la boîte à outils avec laquelle il analyse l’évolution de l’histoire des sociétés. Ses arguments tiennent essentiellement dans les dynamiques démographiques des sociétés. La lecture du livre ‘‘Le rendez-vous des civilisations’’ a été pour moi un exercice très rafraichissant pour deux raisons.

Emmanuel Todd.

Premièrement, le livre prend à contre-courant la pensée dominante sur le choc des civilisations que Samuel Huntington a développé. Quand le rendez-vous remplace le choc des civilisations, l’islam n’est plus considéré comme une menace pour les autres civilisations, au contraire il doit être considéré comme légitimement convergent avec celles-ci.

Deuxièmement, Emmanuel Todd et Youssef Courbage semblent affirmer que l’islamisme dans sa forme actuelle n’est qu’une étape transitoire dans une évolution déjà en branle vers une modernité plus séculière et désenchantée. Les deux thèses sont à la fois originales et intéressantes et méritent donc qu’on s’y penche d’une manière plus approfondie.

Le rendez-vous versus le choc des civilisations

La chute du mur de Berlin et le déclin de l’empire soviétique ont été un événement majeur de la fin du vingtième siècle. La fin du monde bipolaire où s’affrontaient le monde libre d’un côté et le communisme de l’autre a accouché d’une nouvelle ère où c’est la multipolarité plus que la bipolarité qui régit la lutte entre les peuples.

Samuel Huntington s’est rendu célèbre grâce à sa thèse de la montée de nouvelles civilisations portées par des dynamiques démographiques, économiques et confessionnelles qui allaient faire éclore le monde multipolaire. Il a aussi et surtout pointé l’islam comme l’une des civilisations montantes la plus menaçante pour l’occident. Le péril vert, la montée de l’islam en Occident, incarnerait des valeurs à l’antipode de celles du monde occidental libre et porterait les germes d’une violence sans limites selon Huntington.

Cette thèse sur le clash des civilisations, qui a permis à l’Occident de se trouver un nouvel ennemi après la disparition du soviétisme, a servi à désigner l’islam comme le nouvel axe du mal et à légitimer la croisade américaine qui a ravagé l’Afghanistan et l’Irak.

Oeuvre de Néjib Belkhodja: ''Ken 2''.

Croire à la théorie du choc, revient à essentialiser les civilisations et à leur assigner des caractéristiques indélébiles et indépassables. Considéré comme foncièrement violent et confiscatoire des libertés individuelles, l’islam a donc été considéré comme la source qui irrigue les thèses terroristes les plus macabres. Il a donc été l’ennemi public désigné à la fois par les Occidentaux de l’extérieur mais aussi par les occidentalisés de l’intérieur que sont les élites laïcardes.

La théorie des chocs des civilisations n’est toutefois pas originale. Les orientalistes avaient aussi le sentiment que l’islam était quelque part une religion rétrograde et anachronique incapable d’enfanter un quelconque progrès civilisationnel. L’orientalisme incarne ce regard romantique d’un Occident fort et arrogant jeté sur un Orient à la fois primitif et mystérieux.

Depuis quelques décennies on assiste à un renversement de la vapeur, l’Occident est moins fort et l’islam, de moins en moins primitif, s’est instruit profitant de dynamiques démographique et économique nouvelles. Proximité géographique, immigration, enjeux stratégiques et histoire coloniale auxquels s’ajoutent l’anxiété d’un Occident affaibli et la fougue d’un islam revanchard constituent la caisse de résonnance de la théorie des chocs des civilisations.

A contre-courant de la pensée dominante chez les Occidentaux de l’extérieur mais aussi les occidentalisés de l’intérieur, rappelons-nous de ce que disait Taha Hussein, repris par Abdelwaheb Meddeb: être moderne c’est être occidental, une thèse iconoclaste s’est invitée au débat amenant une autre vision, celle du rendez-vous des civilisations. Cette théorie repose sur une boîte à outils issue de la démographie qui rejette toute forme d’essentialisme et de déterminisme culturel et historique des civilisations.

La modernité chez les démographes s’explique par des structures familiales, des stratégies matrimoniales, des taux d’alphabétisation et des taux de fécondité. En gros, ce que nous apprennent Courbage et Todd dans leur livre ‘‘Le rendez-vous des civilisations’’ est que, contrairement à ce qu’entretient la thèse des chocs des civilisations, le monde musulman et le monde arabe sont traversés par des dynamiques démographiques qui les placent déjà dans l’antichambre de la modernité. La transition vers la modernité commence par une instabilité idéologique et politique qui met fin aux dictatures. Les conclusions des deux démographes faites en 2007 se confirment aujourd’hui.

Parmi les principaux mécanismes démographiques qui préludent de la modernité dans les sociétés arabes et musulmanes, on trouve un taux d’alphabétisation dépassant les 50% chez femmes (atteint en 1975 en Tunisie) et des hommes (atteint en 1960), une fécondité en baisse (en 1965 la fécondité a commencé à baisser en Tunisie, elle est de 2,02 enfants par femmes en 2002 et de moins de 2 actuellement) et un taux de mariage endogame (entre cousins) en baisse.

Burj Dubai : la modernité délirante de l'architecture islamique.

Ces mécanismes démographiques sont annonciateurs de l’avènement de la modernité et son corolaire le désenchantement du monde musulman. Ainsi les sociétés musulmanes et arabes convergent vers les mêmes valeurs et idéaux que l’ensemble des citoyens du monde. Les différences qui persistent sont tellement mineures qu’elles ne constituent en rien des sources potentielles de frictions entre les civilisations.

Cette conclusion du rendez-vous des civilisations et du désenchantement des mondes musulman et arabe nous amène à une deuxième interrogation: l’islamisme politique que nous vivons aujourd’hui dans cette période instable est-il une idéologie transitoire? Autrement dit, y aura-t-il selon les explications démographiques une alternative sérieuse à l’islamisme qui va réussir à s’imposer in fine.

L’islamisme: une idéologie transitoire

En se basant sur la théorie démographique, il apparait que les pays arabes ayant initié leurs révolutions traversent des périodes de transition et d’instabilité politique et idéologique. L’Histoire nous rappelle que toutes les révolutions française, russe et anglaise, parmi d’autres, ont été suivies par des périodes de régression avant que ces sociétés ne s’installent de plain-pied dans la modernité.

Même si comme le défend Emmanuel Todd «Allah n’y est pour rien» dans les révolutions arables, force est de constater que ce sont les islamistes qui ont le plus profité de la nouvelle donne en s’installant au pouvoir de Tunis à Sanâ en passant par Le Caire et Tripoli. L’accession des islamistes au pouvoir est toutefois paradoxale et ce à deux titres.

Premièrement, ceux qui ont fait la révolution, essentiellement les jeunes des villes intérieures du pays et les sans-grades, ont faiblement participé aux élections ou leur vote n’est pas allé majoritairement à Ennahdha. Les islamistes tunisiens ont été donc portés aux pouvoir par les fossoyeurs de la révolution et ceux qui se l’ont appropriée a postériori.

La cartographie des élections et la dynamique de la campagne pour la constituante montrent bien une rupture avec l’élan et les forces révolutionnaires qui ont porté l’estocade finale au régime de Ben Ali. Mais, comme dans toutes les batailles, les courageux périssent, et ce sont les lâches restés vivants qui reçoivent les lauriers et le butin.

Deuxièmement, l’intronisation des islamistes au pouvoir est anachronique car l’islamisme tient d’une tradition conservatrice alors que la société, tunisienne en l’occurrence, est d’ores et déjà moderne. Il existerait donc une incompatibilité et un décalage entre d’un côté le discours et le message des islamistes qui utilise un fonds de commerce identitaire et de l’autre les aspirations du peuple qui portent sur les droits économiques, les libertés individuelles et la dignité.

'‘Allah n’y est pour rien''

Il y a donc lieu de penser, et suite à la théorie démographique, que l’islamisme n’est finalement qu’une idéologie transitoire qui sera balayée par des courants plus démocratiques, égalitaires et qui renforcent les libertés individuelles.

Une telle perspective est séduisante et donne espoir, non pas que je sois un anti islamiste primaire mais que je tiens en horreur le fait que la politique s’immisce dans mon identité, mes valeurs ou encore dans mon sort dans l’au-delà.

Cependant les islamistes ont bien compris la fragilité de leur position actuelle en dépit du ras-de-marée électoral dont ils ont bénéficié. Plusieurs signaux permettent de dire que les islamistes d’Ennahdha ont enclenché un processus de modernisation du moins en apparence. Outre leur présence massive sur Internet, l’instrumentalisation des chanteurs de rap, la cooptation de personnalités médiatiques, les islamistes d’Ennahdha font preuve de beaucoup de réalisme politique. L’inflexion d’Ennahdha sur les questions sensibles telles que l’article premier de la constitution, le soutien au tourisme et les liens plutôt cordiaux avec les hommes d’affaires sont autant de signaux de la volonté des islamistes de paraître modernes. La question demeure: jusqu’où iront-ils dans l’ouverture et les compromis sans perdre pied dans la modernité qui est déjà en branle ni se compromettre par rapport à leurs idées originelles?

Cette idée du caractère transitoire de l’islamisme est de nature à réconforter les modernistes et les progressistes, le combat est loin d’être fini. Seulement ces derniers eux aussi doivent faire leur autocritique, arrêter de se présenter comme exclusivement des anti-islamistes et coller davantage aux aspirations du peuple.

Les jeux sont donc loin d’être faits, la bataille finale a déjà lieu dans l’antichambre de la modernité.

* Un spectateur engagé de la société tunisienne.

1- Youssef Courbage et Emmanuel Todd (2007) : ‘‘Le rendez-vous des civilisations’’, édition du Seuil, collection La république des idées.

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