Le président de la république, désavoué sur le terrain politique par ses alliés d’Ennahdha, tente de reconquérir le terrain des idées, en commettant des billets sur le site d’Al-Jazira.
Par Karim Ben Slimane*
Je ne peux pas bouder mon plaisir à la lecture des billets, de plus en plus rares hélas, du président Marzouki. L’idée que le président de la Tunisie s’adonne à l’exercice de l’écriture me ravit beaucoup.
Le dernier billet en date a été commis au site d’Al Jazira (le 5 juillet) et il est intitulé: ‘‘Tunisie, vers où?’’
Un projet laissé en jachère
C’est parce qu’elles se font de plus en plus rares que les sorties du président prennent davantage d’importance. Mon avis est que dans ce dernier billet le président Marzouki, désavoué sur le terrain politique après le camouflet de l’affaire de l’extradition de Baghdadi Mahmoudi, tente de reconquérir le terrain des idées et du projet laissé en jachère par ceux qui s’affairent aujourd’hui au sommet de l’Etat. C’est donc un monologue interactif entre Dr Marzouki l’intello et M. Marzouki le politicien dont nous avons été les spectateurs.
L’heure est grave pour le locataire de Carthage. Le pays va de mal en pis. Les extrémismes de tout bord battent la mesure. Dans les partis, rien ne va plus, et, pour couronner le tout, Ennahdha, arrogante comme jamais, ne cache plus le mépris et le dédain dans lesquels elle tient ses alliées de la «troïka», la coalition tripartite au pouvoir, qu’elle a su réduire à des fantoches coupés de leurs partis et du peuple.
Son ascension au trône, Marzouki la doit à une campagne pour la constituante qui a été exemplaire. Il a réussi à gommer l’image de laïque dont on l’a affublé dès son retour de l’exil. Il a aussi su se positionner sur un terrain laissé en friche par ses adversaires, celui de l’équilibre subtil entre terroir, modernité, pan arabisme et intellectualisme.
L’aveuglante ivresse du pouvoir
Avant de rectifier le tir et de reprendre du poil de la bête, Marzouki a beaucoup péché par mauvais jugements de la situation politique en Tunisie, des Tunisiens et de lui-même. Il croyait, comme tout le monde certes, au retour de balancier des islamistes mais pas au point de faire de l’ombre à tous les autres partis. Il croyait les anciennes figures de l’opposition à la politique de Ben Ali, celles à qui il reprochait leur mollesse complaisante et l’absence de radicalité, à l’instar du Forum démocratique pour le travail et les libertés (Fdtl ou Ettakatol) ou Ettajdid, disqualifiées. Il croyait que la révolution allait faire table rase de l’ancien système. Il pensait que les Tunisiens se rappelleraient de son appel à l’insurrection civile qu’il a lancée sur Al-Jazira dès 2008. Il pensait aussi que les Tunisiens se rappelleraient des années où il a tenu tête à Bourguiba puis à Ben Ali avant de s’exiler en France. Il pensait aussi que les Tunisiens se rappelleraient de lui comme la figure de proue du mouvement des droits de l’Homme en Tunisie. En somme, il présumait qu’il allait facilement convertir son passé et son intellectualisme qu’il distille sur un ton docte digne de l’ancien professeur de médecine qu’il a été en capital sympathie et en capital confiance aux yeux des Tunisiens.
Marzouki s’est trompé sur tout ou presque. Toutefois, reconnaissons-lui sa résilience. Lors des dernières élections, l’intellectuel plein de certitudes a laissé place l’espace d’un instant au politicien. Il a su rectifier le tir et se hisser comme la deuxième force politique en Tunisie. C’est dire que l’homme, loin d’être un maître de jeu, a malgré tout fait montre d’une habilité politique qui l’a conduit à la table des négociations de la «troïka» et à décrocher la magistrature suprême.
De la lune de miel aux fracas des désaveux
A peine entré en politique M. Marzouki se vautre dans le pouvoir jusqu’à ne pas voir l’épine avec la rose dans le bouquet qu’on lui offrait ni les croches-pattes de ses amis d’un jour. L’ivresse du pouvoir a été aveuglante.
Depuis la prise en main du pays par Ennahdha, la politique politicienne a repris ses droits. La lune de miel du ménage à trois a très vite laissé place aux fracas des scènes de ménage ubuesques. Ennahdha, appelé pour gouverner, finit par régner. Les camouflets et les désaveux répétés du gouvernement Jebali à M. Marzouki offrent aux Tunisiens la scène désolante d’un président fantoche qui gesticule et se roule dans le tapis tel un gamin contrarié. Il vit mal son nouveau rôle de potiche de Carthage et s’ingénie à anoblir sa fonction de roi sans trône.
Abandonné par les siens et humilié le politicien, M. Marzouki, appelle au secours Dr Marzouki l’intellectuel. La riposte arrive donc sur le terrain des idées. Un exercice qu’il chérit beaucoup une sorte d’atavisme de sa vie antérieure. Entre les lignes de son article publié sur le site de la chaîne qatarie, Dr Marzouki rehausse son personnage et envoie des boules puantes à ses amis renégats d’Ennahdha.
Quand Dr Marzouki, l’intello, écrit c’est un exercice de haute voltige dans lequel il prend de la hauteur beaucoup trop sans doute. Perché dans le haut de ses idéaux et de sa connaissance de l’Histoire, Dr Marzouki dissèque la situation de la Tunisie avec le plus grand soin et livre son diagnostic sur un ton où se mêlent la gravité de la situation et la confiance dans l’Histoire. C’est là que Dr Marzouki puise sa sagesse, brosse les portraits les plus noirs et les plus alarmants mais finit par leur trouver une issue heureuse.
A défaut de se contredire, Dr Marzouki aime bien se répéter. Le mal gangrène la Tunisie jusqu’à l’os et les institutions judiciaires et médiatiques, jadis complices de Ben Ali, sont ses têtes de turc désignées.
Il s’agite plus qu’il ne cogite
Après le diagnostic, le Dr Marzouki accouche du remède: son projet, sa vision et son idée de la Tunisie. A l’heure où au sommet de l’Etat on s’agite plus qu’on ne cogite Dr Marzouki marque encore des points.
Trois points jalonnent l’idée que se fait Marzouki de la Tunisie. Une Tunisie où les islamistes et les laïques marcheraient main dans la main et s’embrasseraient sur la bouche. Une Tunisie sans pauvres et sans pauvreté tous propriétaires et nantis. Enfin, une Tunisie métissée et colorée dans laquelle on mangerait une pastilla dans la gargote du Marocain d’en face, prendrait son café le matin chez le Kabyle d’en bas, achèterait son poisson chez le Mauritanien de la place du marché et louerait la chambre du grand père renvoyé à la maison de retraite au Libyen venu soigner son cœur, et son entre-deux-jambes par la même occasion.
Il en faut de l’imagination pour pondre ces vœux dont aucun ne pourrait soupçonner la piété. Quand Dr Marzouki espère, c’est pour panser ses plaies d’écorché vif de la vie. Le remède qu’il veut administrer à la Tunisie n’est que la réponse à ses propres tiraillements intérieurs et ses maux refoulés qui le hantent encore. Lui le moderne le produit noble de la pensée occidentale rongé par la culpabilité de se défausser de sa culture musulmane chante l’irénisme pour la paix de son for intérieur. Lui le fils de son père yousseffiste, martyr de Bourguiba, mort dans l’exil marocain, trouve dans ce destin tragique les enseignements d’un monde meilleur.
En tout cas, nous voilà encore spectateurs des tiraillements de blessés de la vie de ceux qui n’ont pas encore fini de souffrir de ceux qui s’adonnent à l’art du soliloque au lieu d’ausculter les maux du pays car ils croient qu’ils sont le pays.
Je ne sais pas à quel point Dr Marzouki, l’intello, va rendre service à Mr Marzouki, le politicien. J’en laisse les Tunisiens juges.
*Spectateur engagé dans la vie politique de la Tunisie.
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