Le procès de l’assassinat de Chokri Belaid reprendra le 1er décembre à Tunis. Une occasion pour revenir aux circonstances troubles de ce crime politique islamiste.
Par Abdellatif Ben Salem
Bien avant le 23 octobre 2011, date des élections de l’Assemblée nationale constituante (ANC), un violent affrontement polémique s’est installé en Tunisie entre deux camps. Avec l’ouverture des travaux de l’ANC, l’antagonisme entre les deux visions que chaque camp voulait imposer au pays a pris d’autant plus d’ampleur que l’enjeu consistait non moins qu’à l’inscrire noir sur blanc dans la charte fondamentale qui devait prendre la place de l’ancienne, allégrement charcutée par deux dictatures successives, et sceller pour au moins une cinquantaine d’années le sort de la Tunisie.
Un antagonisme historique irréductible
Pour les partisans d’Ennahdha et ce qu’on peut appeler les larges masses musulmanes gagnées par «l’Eveil islamique» (Al-sahwa al-islâmiyya) à l’œuvre depuis le début des années 1990, sous le regard bienveillant de la dictature, pour ne pas dire avec son encouragement tacite – Ben Ali pensait, en effet, que la meilleure façon d’endiguer le danger islamo-terroriste était de promouvoir un islam-maison et le placer «under control» –, il y aurait deux catégories de Tunisiens : la première est formée par ceux qui, profitant de l’effondrement du régime de Ben Ali et la dissolution du RCD, voulaient mettre à exécution leur projet d’instauration d’un régime islamiste s’appuyant sur la charia comme source et fondement des lois et sur le retour aux premiers temps de l’islam; la deuxième, ce sont tous ceux et toute celles qui s’y opposaient.
Pour la première catégorie, les réfractaires à l’idée de l’Etat théocratique seront rayés de la carte, à court ou à mayen terme, si n’est par la persuasion, ce sera par l’usure du temps ou par la terreur. Ils seront amenés un jour ou l’autre à annoncer, de gré ou de force, leur rédemption («tawba») et s’intégreront définitivement dans l’Etat et la société islamistes.
Mais ce que la Confrérie islamiste et ses sous-produits idéologiques ignoraient, c’est la difficulté qu’il y a à atteindre cet objectif, dans un pays qui possède une longue tradition de lutte pour demeurer ouvert sur le monde et aspirer à plus de modernité et de progrès.
Comme nous le savons tous, même si les tenants de la théorie «de la fin de l’histoire» en 622 s’obstinent à le nier, la Tunisie a entamé, depuis environ 150 ans, une course pénible mais irrésistible vers la sécularisation, en dépit, ou paradoxalement, grâce à un enracinement profond dans un islam orthodoxe qui a fini, au fil des siècles, non seulement par plier et épouser harmonieusement les contours historiques et composites de notre récit national, mais à se superposer comme un élément additionnel aux strates religieuses, ethniques, anthropologiques et culturelles qui se sont accumulées au gré des invasions et des courants migratoires, pour se fondre dans ce creuset humain et civilisationnel trimillénaire. Aux multiples codes, usages et ingrédients déjà présents, sa loi de l’islam est venue s’incorporer, malgré les résistances, les schismes, les invasions et les retournements de l’histoire, dans une dynamique vivante de syncrétisme et de diversité, pour contribuer à son tour au raffermissement de la l’identité et de la singularité tunisiennes par rapport à notre environnement tant proche que lointain.
Les «enfants» de Rached Ghannouchi étaient lâchés.
La haine meurtrière de la réaction religieuse
Chokri Belaid a inscrit «dangereusement» son combat au cœur de cette problématique culturelle – ou comme il aurait aimé l’appeler super-structurelle – d’antagonisme entre «la clarté» médiévale du monde arabe et musulman et les forces obscures, dont se réclament justement l’islam politique et Ennahdha, qui furent à l’origine de la mort de la pensée et de la ruine de notre civilisation. C’est cet engagement spécifique, absent dans le discours des élites opposantes, qui lui valu la haine meurtrière de la réaction religieuse.
Au cours de l’une de ses magnifiques interventions médiatiques(1), il a résumé en quelques minutes certains épisodes phares qui projetèrent leur lumière sur notre histoire, bien avant la renaissance européenne, et qui donnèrent naissance à un courant de pensée humaniste universaliste représenté, dans le domaine théosophique, par des figures prestigieuses telles qu’Abû Al-Hasan Al-Shâdulî, sa disciple Al-Sayyîda Aycha Al-Manûbia, le Tunisien d’origine majorquine Anselmo Turmeda connu par son nom de conversion de Sidî Abdullâh Al-Torjumân – dont la sépulture est toujours visible au Souk Al-Sarragine –, et sur le plan des sciences historiques et de l’exégèse réformiste par Abd Al-Rahmân Ibn Khaldûn et Muhammad Bin ‘Arafa Al-Werghemmî pour ne citer que quelques noms.
Sans s’étendre davantage sur ce sujet, j’évoquerai cette image extraite d’une sourate du Coran: la Tunisie est semblable à cet «arbre béni, un olivier, ni orientale, ni occidentale», pour ajouter, mais tout à la fois «orientale et occidentale», donc logiquement tunisienne, en ce sens qu’elle constitue une magnifique synthèse des influences culturelles et civilisationnelles extérieures reçues au cours des millénaires.
Pour parvenir à leur fin, les islamistes, tous courants confondus, prosélytes du wahhabisme, devaient procéder au «déminage» du terrain par la neutralisation de tous ceux susceptibles de contrecarrer leur projet «messianique» d’instauration d’un VIe Califat perdue, annoncé par un Hamadi Jebali (ancien secrétaire général d’Ennahdha, peu avant son accession à la présidence du gouvernement en décembre 2011) fiévreux, pris dans le vertige de la victoire. Projet qui reste toujours d’actualité malgré les changements de façade.
Belaïd : une voix de résistance culturelle et politique
Contrer la déferlante islamiste, ruiner leur songe eschatologique et dénoncer les dangers qu’elle représente pour la démocratie tunisienne naissante, n’intéressaient à vrai dire qu’une petite minorité. Des figures du large spectre politique, seule celle de Chokri Belaïd émerge avec netteté, comme une voix de résistance culturelle et politique à ce dessein.
D’autres responsables de partis de gauche rejoignait un peu plus tard ce combat civique contre la contre-révolution islamiste, suivis bientôt par des militants, des activistes de la société civile, des intellectuels, des artistes, des enseignants, des hommes et des femmes de toutes conditions touchés de plein fouet par la régression sociétale généralisée suscité par l’activisme extrémiste islamise.
Parmi ces résistants d’un type nouveau, certains ont déjà à leur actif l’opposition au processus de normalisation avec l’islam politique – que d’aucuns percevaient déjà comme un mouvement sectaire de type néo-fasciste ne représentant en rien l’islam, entamé en 2005, à l’issue de la grève de la faim du 18-Octobre, et couronné, quelques mois plus tard, par la conclusion de l’ alliance de la honte dite du «18-Octobre», dont plusieurs protagonistes ont toujours du mal à se défaire jusqu’au jour d’aujourd’hui.
Chokri Belaïd fut l’un des premiers à s’opposer au «18-Octobre ». Il consigna à partir de Tunis la manifeste intitulé «Halte à la dérive» diffusé à Paris au mois de février 2006, au moment où ces nombreux activistes politiques et acteurs d’associations de «défense» des droits de l’homme, transformées en quasi partis idéologiques, n’hésitaient pas à taxer les rares démocrates indépendants qui n’étaient pas d’accord avec eux de «laïcards» et d’«extrémistes éradicateurs» !
Après la révolution, la plupart d’entre eux succombèrent au chant des sirènes de l’identité arabo-musulmane, comme si notre pays était menacé par une invasion des croisés. Ils choisirent de surinvestir sans distance critique – au diable les contradictions – les présupposé idéologico-religieuses propagées par Ennahdha, en répondant aux injonctions identitaires, de l’intérieur même du schéma islamiste réducteur et étriqué, qui escamote les grands progrès de la connaissance en matière d’évolution historique.
Pourtant les possibilités d’alternatives qu’on pouvait puiser dans l’héritage du réformisme tunisien et des idéaux universels de la gauche ne manquaient pas. Et au lieu de combattre sur ce terrain, on a admis les «vérités intangibles» proclamées par des charlatans drapés dans l’habit de «gens qui craignent Dieu», mais en sous-main font la promotion de la «nouvelle culture», dixit Rached Ghannouchi, exaltant la mort, «les affres de la sépulture», et la rédemption, et incitent, soutenus par leurs indéfectibles alliées salafistes, à la division des Tunisiens en deux camp irréductibles, appelant à la destruction de l’islam orthodoxe de rite ash’arite, à la transformation de la foi populaire en un système de croyances violent et conquérant, à l’anéantissement de notre patrimoine et traditions historiques comme en Afghanistan, en Arabie saoudite, en Irak, en Syrie ou en Libye, à la criminalisation de «l’atteinte au sacré», à l’usage généralisée de la violence qui a conduit, avec la complicité active et le silence de l’imposteur Moncef Marzouki (ancien président provisoire de la république) et de l’inénarrable Mustapha Ben Jaâfar (ancien président de l’Assemblée nationale constituante), tous deux adoubés par les islamistes, à la création des maquis salafiste-jihadiste, y compris au cœur des agglomérations urbaines, à la constitution des milices néo-fascistes, au démantèlement de l’Etat civique et du régime républicain, à la remise en cause des droits de la femme, et à l’imposition d’un habit féminin confessionnel qui, comme me le disait un membre de ma famille : «Ghannouchi veut nous imposer le port d’un sac de patate (ch’kâra batâta) de couleur sombre en hiver et un autre de couleur claire en été qui nous engonce et nous rend informes».
Belaïd était dans le viseur des islamistes
Chokri Belaïd a eu l’intuition, avant tout autre, du danger qui guettait la Tunisie dans ce qu’elle a de meilleur. Il menait à la fois deux combats, l’un contre la menace du retour de l’ancien régime, et l’autre existentiel contre le déferlement de la vague islamiste qui menace de tout emporter sur son passage.
Dès le sit-in de Kasbah II, en février 2011, Belaïd était dans leur point de mire. Il a mis à nu les tentatives des Nahdhaouis, infiltrés dans les rangs de la jeunesse révolutionnaire, de mettre la main sur le mouvement de protestation et lui donner une orientation islamiste. Alors qu’en même temps, on voyait le fier service d’ordre d’une formation de gauche assurant avec efficacité la protection des «Frères» en train de prier en pleine rue en face du palais du gouvernement.
Ali Larayedh: Le ministre de l’Intérieur qui ne voit ni n’entend rien.
Quelques jours seulement après la prise de ses fonctions en tant que ministre de l’Intérieur, Ali Larayedh a ordonnée la mise sur pied d’une filature serrée de Chokri Belaid. C’est ce qu’a déclaré l’ex-Bâtonnier de l’Ordre des avocats, Chawki Tabib après l’assassinat du dirigeant de gauche.
Belaid à écrit au barreau de Tunis au mois de janvier 2012 une lettre manuscrite – disponible sur la Toile – dans laquelle il l’informait de menaces de mort qu’il recevait et de la surveillance constante dont il faisait l’objet «par le même policier qui le pistait au temps de la dictature», précisait-il. Transmise au service du ministère, il aura fallu attendre 15 jours pour qu’Ali Larayedh réponde à l’Ordre des avocats : «L’enquête diligentée a prouvé qu’il n’existe aucun fondements aux allégations contenues dans votre écrit en ce qui concerne Chokri Belaid». On a rapporté plus tard que Larayedh aurait déclaré que Chokri Belaid hallucinait.
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Décembre 2012 :
Le 4 décembre: des centaines des membres des Ligues de la protection de la révolution (LPR) – milices violentes au service d’Ennahdha – ont pris d’assaut le siège central de l’UGTT, place Mohamed Ali, à Tunis. Leur plan était de s’emparer du bâtiment, d’en chasser la direction et d’imposer à la place une autre aux ordres d’Ennahdha. Les assaillant ont été contrés par le service d’ordre de la centrale syndicale. Des syndicalistes, des militants et des citoyens se sont portés volontaires pour défendre le siège de l’organisation.
Dans l’après-midi Chokri Belaïd, vivant déjà sous les menaces, se rend au siège de l’UGTT pour exprimer sa solidarité avec la direction après l’attaque. Chose inhabituelle : il était escorté par un grand nombre de jeunes du Watad qui craignaient pour sa vie. Et pour cause : il était, depuis la veille, la cible d’une virulente campagne de dénigrement et des rumeurs circulaient sur l’imminence de son assassinat.
Les 26 et 27 décembre, le site Nawaat, proche du CpR – financé entre autres par Georges Soros – met en ligne deux vidéos d’environ une trentaine de minutes, montrant 3 individus membres, à ce qu’il paraît, d’une cellule terroriste, en train de planifier des projets d’assassinat qui viserait un homme d’affaires, Chafik Jarraya, bailleur de fonds de Nidaa Tounes, des opposants à la Troïka, dont Chokri Belaid, des magistrats, le journaliste sportif Adel Bouhlel, etc. Les protagonistes sont, par ordre d’apparition, Fathi Dammak promoteur immobilier, présenté comme le financier de ces projets d’assassinats, Belhassen Naccache, membre du bureau d’Ennahda de Yasminet, fonctionnaire à la SNCFT, maire d’Al-Madina Al-Jadida (Ben Arous, sud de Tunis) et membre actif des LPR, Ali Ferchichi, gérant d’une entreprise de service, membre également d’Ennahda, et Sadok Dammak, fils de Fathi.
La durée totale des enregistrements vidéo est de 8 heures et demie, d’après le site en question. Toutefois seul les 8/10 sont parvenus jusqu’aux journalistes-enquêteurs. C’est le controversé homme d’affaire Chafik Jarraya, dont la provenance de la fortune colossale accumulée durant la dictature reste mystérieuse, qui a transmis «ce matériel» au fixeur-informateur des auteurs de l’enquête Houssem Hajlaoui, Malek Khadraoui et Ramzi Bettibi dans l’intention de faire accroire à l’existence d’un complot ourdi par un «gang armé dirigé par Fathi Damak», piloté secrètement par le ministère de l’Intérieur et dont il serait potentiellement une victime.
Les trois journalistes ont entrepris l’exploitation de ces enregistrements dans le cadre d’une enquête qu’ils comptaient réaliser sur l’existence d’une «police parallèle» échappant à tout contrôle et agissant au service d’Ennahdha. Ce qui est convenu d’appeler «l’affaire Dammak» est certainement l’une des plus ténébreuses affaires qu’il a été donné à la Tunisie postrévolutionnaire de connaître. Trois ans après les faits, malgré la condamnation de Fathi Dammak à quelques mois de prison ferme, cette affaire énigmatique n’a pas encore livré tous ses secrets.
Plusieurs hypothèses ont été en effet avancées et sans entrer dans les détails, la plus plausible serait, à nos yeux, celle d’une vaste manipulation – et avec quelle facilité – menée sous la supervision directe de certains éléments d’Ennahda via un «appareil de police clandestin» désigné plus tard par la dénomination de «police parallèle», d’un homme d’affaire apparenté affichant sans état d’âme sa disposition à ordonner froidement et à financer des assassinats. Prétextant un lourd contentieux et une volonté de se venger de certains individus qu’il soupçonnait d’avoir été la cause de ses «malheurs» sous la dictature de Ben Ali. Puisque cet homme était prêt à tout, on a cherché à instrumentaliser ses ressentiments, et une fois son rôle de coupable idéal bien rempli (et documenté par la vidéo), le jeter en pâture sur la place publique comme un bouc émissaire pour couvrir les auteurs biens réels des assassinats programmés dans les séquences vidéo.
Rendue publique, cette conjuration criminelle a échappé au contrôle de ses auteurs et échoué, mais seulement dans sa première phase consistant au passage à l’acte immédiat pour commettre des assassinats en série.
Quoi qu’il en soit, le décor des crimes, qui seront perpétrés le 6 février et le 24 juillet 2013, était déjà bel et bien campé, le mode opératoire choisi, le profil des exécuteurs esquissé : des individus qui tanguent entre Ennahdha, les LPR, la police parallèle et la grande criminalité. Il ne manquait rien, ni le type d’armes, des pistolets automatiques, ni la logistique, un scooter, ni les moyens financiers qui serviront à matérialiser l’ensemble des opérations, ni les noms des futures victimes : comme cet «homme à moustache Chokri Belaid» suggéré comme cible par Belhassen Naccache.
30 janvier 2013 :
21H30 : extinction de l’éclairage public de la rue Tahar Sfar à El-Menzah 6 où réside Chokri Belaïd (2).
31 janvier:
Les lampadaires de la même rue s’éteignent à nouveau. Les auteurs du rapport effectué par la Direction générale du district de Tunis de la Société tunisienne d’électricité et de Gaz (Steg) sur les causes de cette extinction notent que la coupure du courant est du à l’extraction d’une pièce commandant le relais du circuit de distribution.
Le téléphone portable de Belaïd était constamment sur écoute. Lui-même faisait nuit et jour l’objet d’une filature permanente.
D’après les aveux de certains complices, des rapports sur ses déplacements et les noms des visiteurs qu’il recevait chez lui sont soigneusement tenus à jour. Les informations récoltées sont consignées sur un carnet transmis ensuite à la cellule terroriste chargée de son exécution.
1er février:
7H37 : Une voiture sans plaque minéralogique – utilisée plus tard par les assassins – circulant autour de l’immeuble à El-Menzah VI où habite Belaïd, rentre dans le champ de vision de la caméra de surveillance.
13 minutes plus tard: le scooter – qui servira dans la fuite du meurtrier et son complice – apparaît à son tour dans l’objectif de la vidéo surveillance.
8H00 : l’équipe de dépannage dépêchée par la Steg constate que des câbles électriques ont été ou arrachés ou sectionnés provoquant la coupure du courant électrique.
L’employée d’une banque située à proximité a signalé à la police la présence d’un véhicule dépourvue de plaque minéralogique surveillant en permanence l’immeuble de Belaid. La police n’a pas donné suite à cette information.
L’enquête révélera qu’un brouillage de communication dans le périmètre du lieu de résidence de Belaid a été effectué à maintes reprises. Une première coupure du courant de l’éclairage public dans le secteur a été également signalée et le courant aussitôt rétabli. Mais le soir venu le courant électrique est à nouveau coupé.
Des miliciens d’Ennahdha attaquent, dans la même journée, un meeting du Parti républicain et tentent d’agresser sa secrétaire générale Maya Jribi.
Un informateur anonyme, identifié plus tard comme étant l’inspecteur Ali Oueslati de la direction de sûreté intérieure («mukhâbarât»), envoie au journaliste Sofiane Ben Farhat des SMS anonymes l’informant de l’imminence d’un assassinat d’un dirigeant politique de gauche. Démasqué, Ali Oueslati a échappé de peu à deux tentatives de meurtre, la deuxième eut lieu le 18 février 2013, à sa sortie du ministère de l’Intérieur, rue Abdelaziz Tej, au centre-ville de Tunis. Ce fut suite à cet attentat qu’il demandera à Sofiane Ben Farhat, le jour même, de rendre public son identité.
2 février :
Des inconnus ont tenté d’incendier le siège central de Nidaa Tounes dans le quartier des Berges du Lac à Tunis. Menaces de liquidation physiques contre ses dirigeants. Appel au meurtre contre Mohamed Brahmi, co-fondateur avec Belaid du Front populaire, et Houcine Abassi, secrétaire général de l’UGTT. Campagne de diffamation et divulgation de rumeurs malveillantes à l’encontre Wided Bouchamaoui, présidente de l’Utica.
Après avoir pris part à un meeting de son parti, Ahmed Néjib Chebbi, président du Haut comité d’Al-Joumhouri, est séquestré, par les miliciens du LPR, dans les studios de la radio périphérique Oasis FM qui émettait à partir de Gabès où il s’apprêtait à accorder un entretien.
Au Kef, une assemblée du Parti des patriotes démocrate unifié (Watad) est violement attaquée par un groupe de jeunes identifiés comme étant membres d’Ennahdha (3). A son retour le jour même, Belaid confie à son neveu Lotfi, fils de Abdelmagid : «Rached Ghannouchi a donné le feu vert pour m’éliminer».
Ennahdha et le parti Wafa, scission salafiste du CpR, proche de la mouvance du jihadisme global, dirigée par Abderraouf Ayadi, ancien militant d’extrême gauche (marxiste-léniniste, Perspectives – Al-Amel Ettounsi), condamné dans les années 1970 à 6 ans de prison, ainsi que Mohamed Abbou, du CpR, exigent la relaxe des prévenus dans l’affaire du lynchage et de l’assassinat, 4 mois auparavant, de Lotfi Nagdh, coordinateur du bureau régional de Nidaa Tounes à Tatouine, présentés comme la «consciences de la révolution» (sic !).
3 février :
Tentative d’incendier un autre siège de Nidaa Tounes.
Le siège de l’Union nationale de la femme tunisienne (UNFT) est vandalisé par des inconnus.
Au cours du meeting tenu par le Front populaire à Béja, Belaid appelle à l’organisation d’un Congrès national pour lutter contre la violence.
Rappelons que le 5 juin 2013, Ramzi Bettibi a prétendu que des salafistes d’Ansar Charia proche de Seifallah Ben Hassine, alias Abou Iyadh, lui ont confié que ce dernier a pris contact (ce 3 février) avec Belaid pour l’avertir d’un plan visant à l’assassiner.
Qui a commandité le crime et armé la main du tueur présumé: Kamel Gadhgadhi.
4 février :
7H24 : Kamel Gadhgadhi apparaît dans l’écran de la vidéo surveillance. 7 minutes plus tard, la même voiture sans plaque minéralogique, aperçue deux jours auparavant, réapparait.
Au cours de son passage dans un programme sur la chaîne Al-Hiwar Ettounsi, le 5 novembre 2015, l’ancien chef d’état-major de l’armée de terre Rachid Ammar a assuré que le chef du gouvernement, l’islamiste Hamadi Jebali, l’aurait invité, ainsi que le ministre de la Défense, ce dimanche-là 3 février, pour écouter leur avis sur la situation générale qui prévaut dans le pays. Ceux-ci lui auraient conseillé – toujours d’après Rachid Ammar – de constituer un gouvernement de compétences indépendantes!
5 février :
7H36 : réapparition de la voiture mentionnée supra.
7H37 : le même véhicule dépose Kamel Gadhgadhi et poursuit sa route; ce dernier prend à droite et se dirige vers l’immeuble où réside Belaïd.
7H38 : Gadhgadhi apparaît à nouveau sur les écrans de surveillance; il se dirige vers l’endroit où la voiture l’a déposée.
7H39 : la voiture réapparaît dans l’objectif de la caméra de surveillance.
On apprendra plus tard, d’après les aveux du terroriste Ezzedine Abdellaoui, que l’assassinat de Belaïd était programmé ce jour-là. C’est ce qui explique la présence de Kamel Gadhgadhi sur le théâtre du crime. Les tueurs avaient tout prévu sauf le faux bond que leur fera Belaid qui, par mesure de sécurité, ne passera pas la nuit chez lui.
Jihad Belaid, un autre neveu de Chokri Belaid, a reconnu, sur un cliché photographique présenté par les enquêteurs, Kamel El-Aifi, dont il était question dans l’affaire Fathi Dammak. Ses nom et prénom figuraient en effet sur l’agenda des rendez-vous de ce dernier, comme étant l’homme qu’il avait aperçu à plusieurs reprises rôder autour du domicile de son oncle, les jours ayant précédé le crime.
Kamel El-Aifi est membre de Majlis Al-Choûra d’Ennahdha. Extrémiste, irascible et violent, il ne faisait pas mystère de sa proximité avec les représentants de l’aile radicale d’Ennahdha, Habib Ellouz et Sadok Chourou, pour ne citer qu’eux. A Paris, où il résidait encore, il a dirigé une officine appelée «Centre islamique Al-Tawhîd» à Aubervilliers dont on ignore les activités réelles. Il officiait occasionnellement en tant qu’«imam». Il a également animé l’association liée à Ennahdha «Voix libre» qui s’occupait en apparence des détenus islamistes et de leurs familles. Un militant du Watad m’a confié qu’en 2013, Kamel El-Aifi a menacé lors d’une altercation le représentant du Watad en France de lui faire subir le même sort que Belaïd.
Invité, en ce même jour, chez le journaliste Hamza Belloumi, à son programme de 20h00 sur Nessma TV, Belaïd à évoqué les incidents survenus au Kef pendant la tenue du congrès régional de la section du Vatad unifié dans cette ville de l’ouest. Il a pointé du doigt la responsabilité des miliciens d’Ennahdha dans l’attaque de l’assemblée et dénoncé la passivité des forces de l’ordre. Il passa ensuite en revue la série d’attaques perpétrées par les islamistes contre les sièges des partis de l’opposition démocratique (cf supra) Al-Joumhouri et Nidaa, mais aussi contre les organisations nationales, attribuant clairement la responsabilité de ces actions criminelles aux miliciens d’Ennahdha: «Premièrement, cela signifie donner le feu vert à la poursuite de ces attaques. Deuxièmement, ces actes ont un lien direct avec la crise et les difficultés que traverse le gouvernement, d’où il se déduit que toutes les fois que ce dernier s’apprête à prendre des mesures impopulaires telles que l’augmentation des prix, ou que le mouvement Ennahdha est secoué par des crises internes, comme on peut le constater en ce moment même où l’affrontement en son sein atteint son comble, et où des factions s’affrontent et s’opposent au vu et au su de tous, les islamistes font appel à la violence. Quoi qu’il en soit, la question est de savoir qui se cache derrière cette violence? A mon avis, il existe un segment déterminé au sein d’Ennahdha qui pousse vers l’usage de la violence… il existe une programmation centralisée à l’échelle de chaque wilayas ciblant différentes forces politiques […]»(4).
Au dernier soir de sa vie, Belaïd a évité de révéler – probablement par lassitude et parce qu’il a toujours évité de parler de lui-même – comment, en l’espace seulement de 4 jours, il échappa à 3 tentatives d’assassinat. La première eut lieu alors qu’il était avec des amis au café Le Shilling, lorsque quatre hommes armés de barres de fer foncèrent sur lui par surprise, et n’était la rapidité de réaction de ses compagnons qui le protégèrent, il aurait été achevé sur place. La deuxième eut lieu pendant la fameuse réunion du 2 février au Kef dont il est question supra. Un membre du Watad me confiera, dans les jours qui ont suivi l’assassinat, qu’une enquête effectuée par son parti avait conclu à l’existence d’un plan établi à l’avance visant à éliminer physiquement Belaïd ce jour-là. Un des assaillants islamiste devait le «coincer», à la faveur de la confusion générale provoquée par l’intrusion violente des milices d’Ennahdha dans la salle, et l’assassiner. Mais flairant le danger, le service d’ordre a rapidement pris les devants en exfiltrant Belaid par une porte dérobée et en le mettant en lieu sûr. La troisième, dont il ne saura jamais rien, c’est celle de ce matin ou le fait d’avoir passé la nuit chez des amis l’épargna, mais seulement pour 24 heures avant l’échéance fatale.
Avec le recul, il devient aisé de comprendre pourquoi les forces de l’ordre se sont abstenues d’intervenir pendant que la bagarre faisait rage à l’intérieur de la salle de la réunion. Le chef de l’unité était-il au courant du but de cette opération? C’est probable, car rien n’exclue en fait l’hypothèse qu’un responsable de sécurité haut placé de la police parallèle ait donné, à partir de la salle de commandement du ministère de l’Intérieur, aux unités mobiles d’interventions positionnées sur place, en face de la maison de culture du Kef, la consigne de ne rien faire et d’attendre les ordres, le temps que les nervis d’Ennahdha commettent l’irrémédiable dans le huis-clos de la salle, ensuite intervenir quand tout sera fini. Il sera ensuite facile de concocter une version «vraisemblable» de l’hypothétique assassinat et en confier l’annonce publique à Khaled Tarrouche par exemple qui – on le sait – ne s’étranglera pour en attribuer la cause «à une rixe entre deux factions politiques rivales qui a mal tourné» !
Belaid en était bien conscient quand il a interpellé violemment Larayedh, alors ministre de l’Intérieur, au cours de l’émission sur Nessma TV, lui imputant la responsabilité de l’incident et le menaçant de le trainer devant les tribunaux.
Les défaillances programmées ou arrangées à l’avance par des forces de l’ordre étaient devenus monnaie courante sous le gouvernement d’Ennahdha. A preuve, l’agression contre Hamadi Redissi et Zied Krichène à l’occasion du procès de Nessma, la grande répression de la journée du 9 avril 2012, les funérailles de Chokri Belaid perturbées par des extrémistes religieux, mais la plus emblématique d’entre toutes demeure, sans conteste, celle l’attaque de l’ambassade des Etats-Unis, le 14 septembre 2012, et la fuite de Seifallah Ben Hassine, chef de l’organisation terroriste Ansar Charia.
Ce dernier a réussi à se glisser parmi la foule massée à l’entrée de la mosquée Al-Fatah, à Tunis, sans porter le moins du monde de niqâb ou quelques autre accoutrement islamiste, comme l’ont prétendu les services de désinformation de Larayedh. L’intox derrière cette mise en scène médiocre de la fuite de Seifallah Ben Hassine déguisé en niqabée était destiné à dissimuler la complicité de Larayedh himself et à ridiculiser au passage la belle brochette des meilleurs limiers de la Tunisie, présents sur le théâtre des opérations, comme Mohamed Nabil Abid, directeur général de la sûreté publique, Taoufik Dimassi, directeur de la sûreté publique après le 14 janvier, ensuite directeur général des services spéciaux («al-masâlih al-mushtarka»), avant d’être limogé par Lotfi Ben Jeddou en 2013, mis d’office à la retraite et finalement repris par Habib Essid comme conseiller spécial en matière de sécurité, et, enfin, Rachid Mahjoub, directeur du district de sécurité de Tunis. Il a fallu attendre presque deux ans pour que ces derniers passent aux aveux et livrent leur version des faits sur les circonstances qui avaient permis au chef terroriste de fausser compagnie à la plus grande concentration jamais vue des flics tunisiens. Dans un premier temps, ils reçurent l’ordre formel de l’appréhender à la sortie de la mosquée Al-Fath assiégée de tous parts et dans un deuxième temps un contrordre leur enjoignit de lui laisser champ libre.
Le 28 mai 2014, Taoufik Dimassi avouera dans une émission sur Ettounisia, s’être abstenu de procéder à l’arrestation du terroriste Seifallah Ben Hassine sur ordre direct émanant d’Ali Larayedh, ministre de l’Intérieur. Le 1er juin 2014, ce dernier reconnaîtra publiquement avoir donné l’ordre de laisser filer Seïfallah Ben Hassine. Et à ce jour, Ali Larayedh n’a jamais été inquiété par la justice. Plus grave il a refusé de répondre à plusieurs convocations du juge d’instruction !
Deux ans après l’assassinat de Belaid, le journaliste vedette Hamza Belloumi a révélé qu’à la fin de l’émission sur Nessma TV susmentionnée, la veille du meurtre, il accompagna Belaïd chez lui en voiture. Le dirigeant du Front populaire était serein ce soir-là, mais inquiet : il venait d’apprendre, confia-t-il à Belloumi, que des armes ont été introduites dans le Grand-Tunis. Ses craintes étaient justifiées, lui qui a toujours mis en cause l’émirat du Qatar d’être à l’origine de l’entrée massive d’armes dans notre pays. Il était probablement en possession des données précises, puisque, moins de deux semaines après son assassinat, une opération coup de poing des forces de sécurité intérieures au domicile d’un salafiste à M’nihla a permis la découverte d’un arsenal impressionnant : fusils mitrailleurs kalachnikov, lance-roquettes RPG et une grande quantité de munitions et d’explosifs.
Le 6 février 2013, Belaid est froidement abattu devant chez lui à El-Menzah VI.
Simple souci d’un chef soucieux de passer le témoin aux générations révolutionnaires montantes, ou prémonition tragique de la mort proche? Belloumi avait assuré que Belaid a souhaité, ce soir là, voir Nessma TV ouvrir davantage ses antennes aux jeunes dirigeants frontistes issus de la révolution.
Arrivé à la rue Tahar Sfar, l’animateur télé avait noté que le quartier était totalement plongé dans l’obscurité à la suite d’une coupure de courant. Sachant qu’il était traqué, Belaïd n’entra pas par la porte principale, il a fait le tour de l’immeuble. Il sera tué le lendemain matin, à sa sortie de chez lui…
A suivre…
Premier article de la série:
Assassinat de Chokri Belaïd: Les dessous d’un crime islamiste
Notes:
1- Lire le texte intégral sur Kapitalis: «Hommage à Chokri Belaid : les dernières paroles d’un juste» (2/3)
2- Mes remerciements à Mongi Khadraoui, journaliste à « Echourouk », pour m’avoir accordé l’autorisation d’exploiter le « time code » publié par le même quotidien.
3- Lire le texte complet publié par Kapitalis: «Hommage à Chokri Belaid : les dernières paroles d’un juste » 3/3
4- Kapitalis: «Hommage à Chokri Belaid : les dernières paroles d’un juste» 3/3
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