La baisse du taux de change du dinar n’est pas un malaise passager. C’est la marque d’une nation qui s’abandonne et le signe avant-coureur de graves instabilités à venir.
Par Yassine Essid
Il y a deux semaines, un événement est passé presque inaperçu tellement il est devenu fréquent et banal. Béji Caïd Essebsi a reçu Habib Essid! Cette fois pour discuter de la situation économique et plus particulièrement de l’inquiétant glissement progressif du dinar et la baisse de son taux de change en faisant fi, il va de soi, de l’articulation entre le champ monétaire et la situation économique et sociale fortement dégradée dont ils se partagent la responsabilité.
Le premier, hier élu par dépit, est dénoncé aujourd’hui par ses propres partisans pour ses calculs médiocres et ses tromperies qui ont égayé, jusqu’à hier, les fins de repas ramadanesques. Le second, dont on ne gardera pas grand-chose de son passage sinon la débâcle généralisée, demeure cependant prêt à tout pour s’accrocher à son fauteuil.
Monnaies en désordres, comptes publics en déshérence
Les voilà donc réunis pour se partager avec une légèreté égale à celle de l’atmosphère cette idée que la baisse du taux de change du dinar ne serait après tout qu’un malaise passager qui se réglera comme tout le reste des problèmes par une nécessaire et voyante concertation. Qu’il suffirait d’entreprendre quelques exercices spirituels nourris à la fois de contemplation et d’action pour envoyer un message clair à nos partenaires du monde entier. Qu’en limitant le rythme de dépréciation de la monnaie nationale on arrivera à redonner confiance aux investisseurs étrangers et reconquérir une crédibilité sur les marchés.
Ils ne manqueront pas de penser également qu’à quelque chose malheur est bon et que cette dévaluation donnerait peut-être plus de compétitivité aux exportations sans admettre que cela va encore accroître l’inflation dans un pays qui n’exporte plus grand-chose tout en étant incapable ou peu motivé pour produire des marchandises à haute valeur ajoutée.
Ils se garderont bien cependant d’admettre, et cela se comprend pour des non-initiés aux mystères de l’argent et aux mécanismes de la relance par la création monétaire, que les monnaies en désordre, à l’instar des comptes publics en déshérence, sont la marque des nations qui s’abandonnent. Que tous les facteurs sont réunis pour contribuer à la faiblesse du dinar. Qu’un pays traversant une grave crise économique et sociale verra ses difficultés monétaires entrer en résonance avec la gestion lamentable des politiques et vice et versa. C’est que la monnaie s’est imposée au cours des siècles comme un phénomène politique majeur dans la vie des nations.
Contrairement à ceux qui croient encore pouvoir diriger efficacement ce pays, philosophes et chroniqueurs du passé avaient compris longtemps déjà qu’une monnaie de bon aloi est indissociable d’un bon gouvernement. Ce principe est encore de mise. Une bonne gestion économique, une bonne place dans les échanges commerciaux, un déficit budgétaire raisonnable, une répartition équitable de l’effort fiscal, un endettement extérieur acceptable, la maîtrise du territoire, l’usage à bon escient des ressources, le dynamisme de la population, un système éducatif performant, des partenaires sociaux qui cesseraient d’être divisés entre des entrepreneurs préoccupés par des opportunités de profit et des syndicats qui attisent les conflits sociaux, un contexte institutionnel capable d’influencer durablement la structure et la base de l’économie, la profonde culture intellectuelle et la rigueur des dirigeants, et surtout la présence des citoyens responsables, respectueux de la loi et enclins à poursuivre la dynamique de leur pays, contribueraient au maintien de la bonne monnaie.
Mais pour prendre aujourd’hui le problème par ce bon bout, il faut un personnel politique qui possède d’abord la capacité de réfléchir sur ce qui distingue le mieux les pays avancés des pays les moins développés. C’est cette capacité qui permet à un Président et son Premier ministre de comprendre et de décider plutôt que de deviser gaiement dans un climat d’entente servi par une savante mise en scène.
La monnaie est l’âme d’une nation
Une monnaie n’est pas seulement une unité de compte, un instrument d’échange et de réserve. Elle traduit l’âme d’un pays, son histoire, sa culture et la force de ses institutions. Elle permet de gouverner à distance, de payer les soldats et l’administration. Enfin, son développement est parallèle au développement de vastes territoires politiquement unifiés et centralisateurs.
Pour les philosophes de l’Antiquité, la faiblesse de l’humanité primitive tient à l’absence de l’argent monnayé considéré comme un des facteurs majeurs du développement de la Cité, notamment du passage de la cité archaïque à la cité classique. Platon a montré comment la monnaie et le pouvoir politique ont une origine conjointe et imbriquée. La tétra-drachme, apparue au VIe siècle avant notre ère, avait accompagné la suprématie d’Athènes et devint un moyen de paiement commun dans tous les pays méditerranéens. Dans tout le monde antique, c’est la monnaie romaine qui connut la plus grande expansion géographique. Le solidus de Constantin 1er, stabilisé à 4,5 grammes d’or fin, connut ensuite une exceptionnelle stabilité dans l’empire d’Orient jusqu’au XIe siècle. Le puissant calife omeyyade, ‘Abd Al-Malik Ibn Marwan, est connu entre autre pour sa réforme monétaire qui a fait disparaître les monnaies iraniennes et byzantines au profit du dinar-or et du dirham d’argent dont les titres de fin sont restés légendaires. Enfin, plus proche de nous, la fonction de monnaie internationale remplie par le dollar depuis 1945, et qui découle du leadership qu’ont exercé les Etats-Unis. De même que la puissance économique allemande d’après-guerre et le large excédent de sa balance commerciale firent longtemps du deutschemark la plus forte monnaie du continent européen, servant de valeur de référence.
Une monnaie se caractérise aussi par la confiance qu’ont ses utilisateurs dans la persistance de sa valeur et de sa capacité à servir de moyen d’échange. Elle a donc des dimensions sociales, politiques, psychologiques, juridiques et économiques. Cependant elle peut servir de bouc émissaire. A défaut de nommer les vrais ennemis, on charge «l’Autre» de la faute et on évite ainsi de poser la question de ses propres responsabilités.
Après quatre années de mauvaise gouvernance et de perte de confiance, le passage de quatre Premiers ministres à la tête du gouvernement, sans compter les ministres et les secrétaires d’Etat, chacun s’enfonçant davantage dans les pas de son prédécesseur, c’est toujours le régime d’incompétence et d’absence de leadership qui prévaut et qui cherche aussi désespérément à faire avaler des couleuvres au bon peuple.
Enfin, le rapport de la politique monétaire est étroitement lié à la vérité et la transparence à l’égard du citoyen et un point d’application majeur d’une méthode de gouvernement fondée sur l’impératif de la connaissance. L’imposture, le mensonge et la démagogie ne feront que compliquer les choses comme l’a rappelée si justement la responsable du patronat. Mentir au peuple ou biaiser avec lui sont contre-productifs. Car c’est lui et lui seul qui en supportera les conséquences. Voilà une pédagogie dont les gouvernants feraient bien d’en faire leur devise autrement l’histoire ne manquera pas de leur rendre un jour la monnaie de leur pièce.
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