Entretien avec Hedi Sraieb, docteur d’Etat en économie du développement, sur les circonstances et les conséquences du blacklistage de la Tunisie et du limogeage du gouverneur de la Banque centrale.
Propos recueillis par Imed Bahri
Kapitalis: Certains estiment que le classement de la Tunisie comme pays susceptible de favoriser le blanchiment d’argent et le financement de terrorisme est un classement politique. D’autres estiment que c’est objectif vu la situation actuelle de notre politique monétaire. Qu’en pensez-vous?
Hedi Sraieb : Il s’agit effectivement d’une appréciation politique. Resterait à se demander en quoi elle est politique ? Et si cette appréciation du Groupe d’analyses financières (Gafi, 37 membres dont 19 Européens) est fondée sur des faits documentés et vérifiés.
Un bref rappel s’impose. La Tunisie est signataire de plusieurs conventions. Elle est elle-même membre de multiples institutions relatives à la lutte contre le blanchiment, la corruption et la lutte contre le financement du terrorisme.
Le Gafi a demandé à la Tunisie de respecter sa parole. Près d’un an s’est écoulé sans la moindre réponse. Pire la Tunisie, n’a pas fait la moindre avancée sur les 39 articles. Je vous renvoie à la lecture de la revue du Gafi avec les autorités tunisiennes du début 2017. Le non-respect d’une convention internationale est effectivement un acte politique. Cette non-conformité est donc susceptible de sanction (purement formelle par ailleurs).
On peut toutefois s’étonner de la levée de bouclier autour de cette condamnation morale particulière. Ceux qui crient au scandale aujourd’hui sont les mêmes qui se murent dans un silence assourdissant quand paraît une dégradation de la note de crédit de Fitch, Standard & Poors, ou Moody’s. Pourquoi !
Le jugement de ces agences de notation est tout aussi politique. C’est son habillage qui est plus technique. La Tunisie aurait pu espérer un meilleur traitement de ces dernières. Personne n’a bronché.
Il est vrai que «noter» une évolution économique et la conduite des politiques publiques d’un côté et «signifier» un manquement grave en matière de lutte contre le blanchiment d’un autre, n’ont pas la même charge émotionnelle et morale ! Je vais y revenir
La révocation du gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT), qui a d’ailleurs fini par présenter lui-même sa démission, est-elle la solution ? Disposait-il d’assez de marges pour pouvoir empêcher un tel classement?
Le vote du Parlement européen (à l’exception des partis de gauche) à la demande de la Commission européenne sur proposition du Gafi de l’inscription de la Tunisie sur une liste de «pays sous surveillance» a effectivement eu l’effet d’une bombe !
Là encore je vous renvoie au communiqué et aux péripéties qui ont conduit à cette sévère appréciation. Quand on reprend le document du Gafi relatif au respect des différents articles, on observe au fil de la lecture une absence d’action des autorités plus proche de la mauvaise volonté que de difficultés techniques de mise en œuvre. Qui plus est le document insiste sur des carences de gravité extrême très similaires qu’il s’agisse des douanes, des impôts, du pouvoir judiciaire, de la supervision monétaire et financière. En clair tout l’appareil économique d’Etat est visé et de facto le gouvernement.
Mais c’est là qu’intervient après le moment de stupéfaction le moment politique : trouver rapidement un coupable. Il est très vite trouvé, le gouverneur actuel, il est vrai, nommé en son temps par la «troïka» (l’ancienne coalition conduite par le parti islamiste Ennahdha, Ndlr).
Je n’ai aucune sympathie ni antipathie pour la personne, j’ai souvent critiqué la politique menée, et donc la fonction. Mais nous avons un grave défaut en Tunisie : Tout est perçu et jugé au prisme de critères psychologiques comme si les décideurs d’une action publique n’étaient pas eu même pris dans des logiques immanentes qui laissent peu d’espaces (choix politique, rapport des forces, contraintes, pressions) à l’action véritable. Il serait donc incompétent, malhonnête !
Haro donc sur le gouverneur taxé de toutes les ignominies! C’est gros comme une baleine !
Le gouverneur est soumis à un devoir de réserve et ne peut donc pas se défendre sauf à être inculpé ! Ce qui bien évidemment n’arrivera jamais. Il est alors possible de faire d’une pierre deux coups: le gouvernement et son Premier ministre s’en trouve absous, dédouané sans frais (excusez le jeu de mot). Nous sommes donc dans un scénario éprouvé depuis des lustres: le gouverneur, un bouc émissaire… tout trouvé.
Il va sans dire qu’il a une responsabilité singulière dans une responsabilité collective. Dire que le Premier ministre mais aussi le Président de la république n’étaient pas au courant est au mieux un déni de réalité au pire une insulte à l’opinion. Mais voilà ils ont choisi de frapper un homme à terre !
L’arbre risque bien de cacher la forêt des turpitudes pour lesquels le gouverneur devra rester silencieux.
Quelles répercussions aura ce dernier classement sur la Tunisie surtout qu’elle s’apprête à sortir sur le marché international ?
J’attire votre attention sur le fait que l’enjeu de ce qui s’apparente à un «Etat Voyou» a des conséquences bien plus graves et bien plus profondes que la simple sortie sur les marchés financiers.
Affirmer par exemple que sur 28.000 entreprises enregistrées en off-shore, 22.000 n’ont aucun salarié, a une incidence considérable sur l’opinion internationale. La corruption passive comme active s’est infiltrée un peu partout. Dans les pratiques des directions des Douanes, des Impôts, des Banques, des Assurances. Relisez le document du GAFI : Pas une seule statistique sur les plaintes et leur suivi !!!
Une Commission d’analyses financières (Ctaf) sous-dimensionnée et tenue par la patte (procédure de détachement). Consternant, affligeant et pathétique d’entendre le concert de ministres et de prescripteurs d’opinion dire qu’ils n’étaient pas au courant… quand ce blanchiment atteint de tels sommets. Certains parlent de dizaines de milliards de dinars (pas de millimes).
Pour répondre à votre question ce classement n’a pas plus d’effet que les notations des agences qui considèrent que nous sommes un pays à risque important. Une levée de fonds qui risque de toute évidence d’être problématique tant en terme de conditions que de coût. Ce qui surprend toutefois c’est la relative apathie et passivité de l’opinion qui ne semble exiger que des têtes !!
Financièrement, économiquement et socialement, le pays semble perdre la boussole. Quelles perspectives et quelles solutions pour en sortir?
Ce qui me semble être le plus inquiétant et le plus problématique est – pour faire court – «l’attitude du gouvernement» et son immobilisme dans son apparente conduite des affaires du pays.
En d’autres termes, une action gouvernementale qui se rapproche bien plus d’une gestion de la chose publique du quotidien, plutôt qu’à une action transformatrice des structures dessinant une nouvelle perspective d’avenir.
Il ne se passe pas un jour sans que l’on n’évoque le mot «réforme». Réagencement de façade serait plus approprié.
Aucune véritable avancée perceptible n’a été réalisée. Du coup tout se passe comme si ce gouvernement avait perdu cet état de grâce et de facto sa légitimité. Les signes avant-coureurs sont là: colère contre la Loi de Finances et défection de partis de la coalition gouvernementale prouvent, s’il en était besoin, une nouvelle impatience.
Que peut-il advenir? Ce gouvernement n’a jamais eu de véritables marges de manœuvre. Le mode de développement et les politiques publiques sont à bout de souffle, dans une impasse. À peine lancée de manière spectaculaire, la lutte contre la corruption s’est vite éteinte. Il en va ainsi dans à peu près tous les domaines. Pour faire illusion le gouvernement pratique le jeu des chaises musicales : un problème on change la tête et le tour est joué.
Je ne peux préjuger des semaines à venir. Sans doute encore quelques soubresauts sont à attendre. «Faire tomber des têtes», tel est le leitmotiv général du moment. Les explications du comment? Par qui? Pour le compte de quoi ?
Nous n’en saurons rien car pas de procès public.
Cet épisode risque cependant de rallumer la guerre des clans en vue de la prochaine échéance.
Articles de Hedi Sraieb dans Kapitalis :
Clé de la lutte contre la corruption : L’organisation de la repentance
Tunisie : De quelle nature sont les obstacles au redressement?
Donnez votre avis