Il serait temps pour les Tunisiens d’ouvrir les yeux sur la constitution de réseaux économiques parallèles reconfigurables autour de l’acquisition, l’acheminement et la distribution de biens, dont les activités approcheraient les 10% du PIB et toucheraient près d’une personne sur trois.
Par Hedi Sraieb *
Mafiocratie, j’en conviens est un néologisme de plus. Je vous prie de m’en excuser. Toutefois, il s’agit bien d’une figure métaphorique, support d’une réflexion, qui cherche à expliciter ce qui pourrait bien nous advenir lentement et de manière subreptice et se réveiller un beau matin avec un pouvoir et une force d’agir aux mains de baronnies locales et régionales sur le modèle de la Cosa Nostra (en français : notre chose) sicilienne.
Une mafia à la Sicilienne
Plus précisément, cela ne signifie pas l’extinction pure et simple de la démocratie, mais le délitement de certaines de ses institutions.
Dit autrement les attributs formels (libertés, droit de vote, régime politique) peuvent très bien cohabiter avec une nébuleuse de pouvoirs fondés sur des formes diverses coercition.
À vrai dire, rien de surprenant, tant les exemples sont nombreux.
Les Siciliens connaissent ce phénomène depuis des siècles. Cela ne les a pas empêchés de vivre en dépit de la prévarication protéiforme, qu’ils ont par ailleurs réussi à faire reculer dans ses manifestations les plus intolérables (meurtres, extorsion).
Aussi vaut-il mieux tenter d’appréhender les diverses facettes de ce phénomène et ses multiples implications qui, on l’aura compris, ne se réduisent pas aux exactions d’une organisation criminelle et secrète. Le meurtre, concussion et racket ne sont que les symptômes le plus visibles. Et se contenter d’en rester là risque fort de déboucher sur une incompréhension et, par voie de conséquence, dans l’incapacité de formuler des solutions en vue de la réduire à défaut de l’éradiquer.
Pour éviter l’équivalence trompeuse entre banditisme et mafia, il faut retourner à l’histoire longue et très ancienne de cette organisation tout à la fois économique sociale et politique. Autant dire que notre propos exclut le phénomène du grand banditisme que l’on nomme abusivement de mafia, telle la mafia russe, tchétchène, bulgare, balte, toutes, bien plus récentes.
Arrêtons-nous un instant sur cette histoire si singulière en Méditerranée. Si l’origine précise reste incertaine du fait du halo de mythes qui l’entoure, le phénomène est bien plus riche en enseignements que celui du surgissement plus récent de gangs (prostitution, jeux, drogue, etc.)
Ses premiers signalements apparaissent entre le 9e et 12e siècle comme une émanation de la résistance de la population locale, majoritairement paysanne structurée autour de fiefs féodaux fac à un oppresseur.
Etymologiquement le terme pourrait provenir à la suite de l’occupation maure d’une déformation de deux termes arabes «mu’afak» qui se traduirait en français par protection des pauvres, et de «maha» signifiant grotte de pierre. Autrement dit une résistance armée secrète de protection, se dissimulant de l’Etat de l’envahisseur. Ou si l’on préfère une autre légende celle d’une mère criant «ma fia» (contraction de «ma figlia») qui sonne le ralliement contre le viol odieux d’un soldat français. Un cri propagé dans les campagnes qui appelle au rassemblement de la résistance à l’occupant français (Charles I, 1282) sur le royaume de Sicile.
Terme qui au final aboutirait à MAFIA («Morte Ai Francesi Italia Anela») soit traduit par «l’Italie aspire à la mort des Français». Alliance donc des seigneurs dépossédés et des paysans pauvres se soulevant et se liguant contre la domination étrangère.
Atermoiement de l’Etat, économie chancelante et essor de l’informel
On intuite spontanément les analogies et les similitudes qui se dégagent en rapport avec la situation du pays. Avec d’un côté, les atermoiements et turpitudes politiques de la sphère étatique centrale et de l’autre une économie chancelante conduisant à des territoires périphériques en voie d’appauvrissement accélérée et de paupérisation de ses populations. Une situation qui n’offre plus aucune alternative autre que celle d’une économie informelle illicite dirigée et agencée sur le mode mafieux «générique» sicilien.
Homologies et ressemblances donc que l’on retrouve dans la défiance vis-à-vis de l’Etat central et ses élites, l’ancrage local autour de la figure de barons issus de familles et de clans territoriaux, la constitution économique en réseau de filières reconfigurables autour de l’acquisition, l’acheminement, et la distribution de biens.
Le petit peuple marginalisé et démuni s’y retrouve d’une certaine manière puisqu’il émarge à différents moments dans et par ce circuit économique spécifique.
Un ensemble, par conséquent, qui fonctionne sous l’égide de rapports de domination et de relations d’allégeance soumis à la loi du secret (omerta).
Si vous aviez encore le moindre doute, il suffirait d’observer ce qui se passe dans des villes frontalières avec la Libye telles Ben Guerdane ou Tataouine, par lesquelles transite une grande partie de la contrebande tunisienne.
Une domination exercée par des baronnies familiales (appelées à tort de bourgeoisie périphérique) qui structurent et gèrent ces liens d’allégeance. L’affaiblissement de la loi (zones de non droit) et le délitement de l’Etat et de ses appareils (d’action sociale comme coercitive) se traduisent par une perte de sécurité (au sens le plus large du terme) entraînant le besoin de faire allégeance à plus fort que soi. Les populations (ou fractions d’entre elles) sont conduites à faire acte de soumission.
Va et vient entre les sphères licites et illicites
Si la situation telle que décrite venait à se prolonger et à s’approfondir cela conduirait inexorablement à ouvrir la porte à de nouvelles formes de dépendance (l’économie informelle est aussi une économie de survie).
Les réminiscences d’une économie féodale (suzerain-vassal) pourraient se diffuser de proche en proche, redonnant des puissants pouvoirs à des organisations claniques qui viendraient à leur tour détourner à leur avantage ce qui resterait de l’action publique (accaparement de marchés).
D’ailleurs, un avant-goût nous en est fourni par les va et vient entre les sphères licites et illicites que mettent en place des notabilités de l’économie formelle. Le danger est bien réel même si son plein déploiement n’est pas encore effectif.
Il serait temps d’ouvrir les yeux sur cette économie non observée. Les seules activités de contrebande de commerce parallèle (et par là l’apparition de banques informelles) approcheraient les 10% du PIB, mais toucheraient près d’une personne sur 3 pour une population active de l’ordre 3,6 millions
* Docteur d’Etat en économie du développement.
Hedi Sraieb : Les politiques publiques en Tunisie sont à bout de souffle
Tunisie : Peuple en colère, pouvoir hésitant et démocratie en suspens
Clé de la lutte contre la corruption : L’organisation de la repentance
Donnez votre avis