C’est un fait reconnu, le dinar tunisien a perdu 60% de sa valeur depuis 2011. Et cela n’a pas aidé à rendre la Tunisie plus compétitive auprès des marchés extérieurs, ni aidé à la croissance des investissements directs étrangers (IDE). Au contraire…
Par Ezzeddine Kaboudi *
Certaines personnes présentent cette chute du dinar tunisien comme un scénario inéluctable mais bénéfique, destiné à rendre la Tunisie plus compétitive auprès des marchés extérieurs.
D’autres par contre soutiennent que la dévaluation consécutive du dinar ruinera l’État et les épargnants, relancera l’inflation, et créera un contexte problématique aux conséquences sociales qui risquent d’être lourdes.
Reste, donc, à savoir quelle en est la part de vérité ?
Jamais la situation n’a été aussi préoccupante
En réalité, la dépréciation de la monnaie tunisienne n’a pas arrangé les affaires de l’économie tunisienne, ni aidé à la croissance des exportations et des investissements directs étrangers (IDE), loin de là. Elle s’est répercutée sur le consommateur par une inflation galopante qui s’est avérée plus forte que jamais. Ce qui de toute évidence a contribué à prolonger les difficultés de l’économie tunisienne qui connaît depuis quelque temps un taux de croissance faible, un déficit historique de la balance des paiements et une baisse de la réserve en devises étrangères.
De ces indicateurs économiques décevants, on ne peut que se rendre à l’évidence : la dépréciation de la monnaie tunisienne n’a pas assuré la relance de l’économie nationale comme le prônaient si allègrement les experts du FMI, ce qui nous amène, tout naturellement, à nous demander si le recours à la dévaluation de la monnaie est une bonne chose en soi ?
Ceci dit, ce dont il est question ici, c’est de comprendre si c’est la dépréciation du dinar qui est à l’origine de l’inflation en Tunisie ou bien, c’est l’inverse.
Deux positions s’affrontent sur le sujet :
Selon les tenants de la première position, la monnaie tunisienne reste le principal déterminant de l’inflation. Du coup, l’inflation est un dérèglement du système des prix où la monnaie joue un rôle essentiel.
En effet, les économistes considèrent que le niveau des prix est déterminé par la quantité de monnaie mise en circulation. Aussi, si la monnaie est abondante, les prix peuvent monter ; et, c’est alors que le risque d’une poussée inflationniste surgit. Dans le cas contraire, où la monnaie se fait rare, les prix auraient tendance à baisser.
L’inflation est donc essentiellement monétaire. Elle n’est que la conséquence de cette monnaie bidon mise en circulation. Elle se manifeste quand trop d’argent est à la poursuite de trop peu de produits.
Finalement, selon les tenants de cette théorie, une grande part du déséquilibre inflationniste s’explique par une politique inadaptée des autorités monétaires. Du coup, il n’y aurait qu’un seul pas à franchir pour incriminer la banque centrale tunisienne qui n’aurait pas fait le nécessaire pour mieux contrôler l’augmentation de la masse monétaire et ainsi combattre l’inflation.
Quant à la seconde position, elle estime que c’est l’inflation, qui est à l’origine de la dépréciation du dinar.
En effet, pour certains économistes, la dépréciation monétaire est le fait pour une monnaie de perdre de la valeur par rapport aux biens.
En raison de l’augmentation des prix, il devient, donc, essentiel de pouvoir disposer de plus d’argent pour acquérir un même bien. Ce phénomène est encore plus visible sur le marché extérieur, car si les acheteurs étrangers devraient payer plus de devises pour acheter le même produit, ils se tourneraient automatiquement vers d’autres monnaies.
La dépréciation, n’est donc qu’un processus par lequel le système d’économie-politique réajuste la valeur globale de la monnaie disponible par rapport à la valeur des marchandises. Ainsi, si la Tunisie connaît une forte dépréciation de sa monnaie, cela signifie que le taux de change réel de sa monnaie est surfait par rapport au prix réel de ses produits et marchandises.
Dans de telles situations, l’inflation est une inflation par la demande et il faudrait plutôt chercher à comprendre les causes profondes des difficultés économiques de la Tunisie non pas dans la dépréciation de sa monnaie, mais plutôt dans l’inflation.
Deux explications
Dans cette optique, les analystes avancent deux explications plausibles.
La première explication incrimine, très volontiers, le gouvernement et sa politique de dépenses publiques sans contrepartie productive comme argument.
En effet, pour compenser son déficit budgétaire en raison de l’accroissement de ses dépenses publiques au cours de ces dernières années l’État tunisien a été amené à prendre les mesures draconiennes et inflationnistes suivantes :
– hausse généralisée de la TVA entrée en vigueur le 1er janvier 2018;
– hausse de plusieurs droits de consommation et droits de douane touchant les produits importés;
– hausse des coûts salariaux des entreprises suite à l’augmentation de leurs charges sociales;
– hausse des prix des produits de base importés par la Tunisie suite à la hausse de leurs cours sur le marché international. C’est le cas notamment de la hausse du prix du baril de pétrole qui s’est traduite par une augmentation des prix de certains produits comme le transport des biens et services, l’électricité, etc.
La seconde explication est d’origine microéconomique et de psychologie comportementale.
Selon les tenants de cette théorie, une grande part de l’inflation s’explique par la perte de pouvoir d’achat du citoyen.
En effet, pour préserver leurs marges commerciales et donc leurs bénéfices les entreprises sont contraintes d’augmenter leurs prix. Ne pouvant atteindre leurs points morts, en raison de la baisse de la demande et de l’accroissement des coûts de revient, les entrepreneurs se voient obligés de procéder à la hausse des prix de leurs produits et services pour compenser la perte subie. Il est manifestement clair qu’un entrepreneur ou un commerçant qui a l’habitude, par exemple, de gagner 20 dinars par jour en vendant 100 unités de son produit est obligé d’augmenter son prix de vente, s’il constate qu’il n’est plus en mesure d’atteindre son point mort lorsque ses ventes chutent autour de 50 unités.
Finalement, la gravité de la situation de notre économie contraste dramatiquement avec le vide des mesures prises et avec l’amateurisme des gouvernements successifs.
Peut-on éviter un scénario catastrophe à la grecque ?
Mais alors, que faire pour éviter le point de non-retour et se retrouver dans une situation similaire à celle de la Grèce ?
Cela relève, plutôt, de la politique économique à mener par la Tunisie:
Surtout, ne pas procéder à une dépréciation supplémentaire du dinar, comme le préconise le chef de la mission du FMI en Tunisie, cela ne fera ni attirer des investisseurs, ni développer les exportations. D’ailleurs, le plus nullard des économistes vous dira qu’on ne fera que brader nos ressources et nos produits au grand bonheur de ceux que le FMI dessert. En revanche, cette mesure aura une incidence dramatique sur le porte-monnaie des Tunisiens, lequel se rétrécit comme une peau de chagrin.
À l’évidence, les responsables tunisiens manquent de «savoir-faire managérial». Ils n’ont pas encore compris que l’on ne pourra jamais rivaliser avec nos concurrents en adoptant une stratégie de volume-prix : notre marché est très limité.
Il est clair que l’entreprise tunisienne ne pourra acquérir un avantage concurrentiel qu’en exerçant ses activités élémentaires mieux que ses concurrents. Il faut savoir s’améliorer et exceller pour produire de la valeur. L’avantage concurrentiel pour la Tunisie passe désormais par la seule composante qualité.
Parallèlement, certaines dispositions nécessitent un renforcement et un éventuel élargissement. Les analystes pensent particulièrement aux mesures qui visent :
– à réduire le déficit commercial et à aider à la reconstitution des réserves de changes qui sont actuellement à un très bas niveau;
– à maîtriser les dépenses de l’État en s’attaquant à ceux qui dilapident l’argent du contribuable;
– à améliorer la qualité et le niveau de vie de nos concitoyens.
En ce qui concerne la politique monétaire de la Banque Centrale de la Tunisie un choix s’impose : préserver la parité du dinar ou bien opter pour une monnaie flottante. Quoi qu’on choisisse, il faudra parvenir à s’appuyer sur un taux de change réellement compétitif.
Bien évidemment, toutes ces interventions seraient dénuées de tout sens et s’avéreraient tout à fait désuètes si les rentes pétrolières s’accroissent, les rentrées du phosphate se stabilisent et le tourisme retrouve sa splendeur d’antan.
Quand nos dirigeants prendront-ils enfin conscience de la gravité de l’instant ?
On va sûrement nous parler de l’impérieuse nécessité de changer les têtes avec un énième gouvernement et de nouveaux visages, venus dont on ne sait d’où, qui nous laisseront entrevoir de nouvelles perspectives porteuses de tous les espoirs, pour tomber par la suite dans le désenchantement total.
Hélas, le problème est plus profond.
Nous ne cessons de le répéter, une partie de la réponse se situe dans l’impuissance politique pour traiter les problèmes et entreprendre les réformes qui s’imposent. Les gouvernements successifs n’arrivent ni à réformer, ni même à gouverner.
Ils n’arrivent pas à faire en sorte que l’on puisse aller au fond des choses. Et, c’est ce régime politique bâtard que nous avons choisi qui en est la cause : il mène à la dictature des partis et au blocage décisionnel.
Certes, la politique des compromis arrive partiellement à lever les obstacles sur les questions cruciales, mais lorsque les enjeux sont trop forts, cette politique consensuelle conduit à vider les projets de réformes de leurs contenus jusqu’à ne devenir qu’une «coquille vide».
Il est temps de couper court à ces pratiques en responsabilisant et rétablissant l’autorité à ceux que le peuple a choisis. Et pour cela un changement de modèle de gouvernance politique est plus que jamais nécessaire.
Finalement, on ne peut que sourire de l’amateurisme, dont fait preuve nos dirigeants. La dévaluation, c’est la solution de facilité quand un gouvernement irresponsable pratique une politique inflationniste et ne fait aucun effort véritable pour la compression des dépenses publiques sauf peut-être en sacrifiant sur l’autel ses citoyens et pourquoi pas en s’attaquant aux retraités et à ceux qui ont tant donné à la Tunisie.
* Universitaire.
Tunisie : dévaluation du dinar et augmentation de la dette extérieure
Articles du même auteur dans Kapitalis :
Diviser pour régner ou la géopolitique du chaos au Moyen-Orient
Comment en finir avec la «dictature» des partis politiques ?
Donnez votre avis