Même si on a de bonnes raisons de boycotter les élections municipales, qui devraient avoir lieu dimanche prochain, 6 mai 2018, l’abstention pourrait ne pas être le meilleur choix pour contrôler le travail des élus locaux, contrecarrer le projet du mouvement islamiste Ennahdha et de lutter contre le fléau la corruption.
Par Youcef Ennebli *
La Tunisie vit actuellement au rythme des élections municipales. Un simple regard sur les réseaux sociaux montre qu’une bonne partie des citoyens tunisiens n’est pas d’accord ni fixés sur l’option à adopter vis-à-vis de leur devoir de vote. Beaucoup sont conscients du grand danger que représentent ces municipales où tout est mis en place pour assurer une victoire éclatante quoiqu’illégitime à Ennahdha.
Accomplir son devoir de vote ou s’abstenir ?
Les dirigeants du mouvement islamiste ont, en effet, réussi à imposer une loi électorale qui n’exige pas le bulletin numéro 3 des candidats à élire et un mode de scrutin à listes bloquées. Résultat : on a affaire à des listes fourre-tout ou bouche-trou où le critère de compétence est le dernier des soucis. L’essentiel pour ces gens est que le candidat soit islamiste (ou apparenté) ou soumis à leurs directives (par ignorance ou par opportunisme).
C’est ainsi que la gestion de quelques villes et régions pourrait être confiée à des incompétents notoires et des soumis aveugles qui avaient fait leurs armes au sein des associations islamistes et qui figurent actuellement dans les listes électorales d’Ennahdha.
Qu’est-ce qu’on peut attendre d’un pouvoir décentralisé aux mains de gens formatés par les discours et les pratiques des islamistes ?
Comme si cela ne suffisait pas, la loi électorale n’a pas prévu un seuil minimal de participation pour valider les résultats. En principe, il faudrait au moins 20% comme taux de participation, si ce n’est pas 30% comme en France, pour valider les résultats d’une élection, quelle qu’elle soit, afin qu’elle exprime réellement la volonté des citoyens. Mais de cela, personne ne parle.
Enfin, tout le monde est conscient de la réserve électorale d’Ennahdha (environ 20% du corps électoral), pratiquement fixe et invariable et ce en dépit des crimes commis par ce mouvement. Ce corps ne fera pas défaut cette fois.
L’absence d’un seuil de participation minimal et cette réserve électorale islamiste rendent d’une extrême difficulté la tâche de choisir entre faire son devoir de vote ou s’abstenir (passivement ou activement). Cela explique pourquoi une part de citoyens avisés, alors que le scrutin approche, sont encore en plein désarroi et se demandent encore s’ils vont voter ou s’abstenir.
Cette hésitation est un indicateur éloquent du malaise qui s’est installé chez les citoyens et qui reflète la santé ô combien fragile de notre transition politique. Tous se demandent quelle est l’option la plus appropriée à la situation actuelle du pays. Et les arguments présentés sont aussi recevables que solides pour justifier tel ou tel choix.
L’abstention serait une belle gifle pour notre élite politique
Après une période de doute et de réflexion, j’ai abouti personnellement au raisonnement prônant le boycott. J’ai opté pour l’attitude de l’abstention active : un acte politique, mûrement réfléchi permettant d’affirmer que le système politique actuel et les partis au pouvoir ne répondent pas au vote de chacun des citoyens et qu’il ne faut ni les cautionner ni les légitimer.
Voter, signifie donner la légitimation d’un système qui n’est ni hybride, comme le stipule la constitution, ni présidentiel ou présidentialiste, comme le veut le président Béji Caïd Essebsi, ni encore théocratique comme l’espère au plus profond de lui-même Rached Gannouchi. C’est un système confus, artificiel, manipulable et corruptible à souhait qu’on trouve uniquement en Tunisie.
Ajoutons à cela que les résultats sont connus d’avance et que le scrutin est offert d’avance à Ennahdha : une machine redoutable de mobilisation de ses troupes, une Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) dépendante d’Ennahdha voire vouée à son service, d’énormes financements extérieurs au nez et à la barbe du gouvernement et des instances e contrôle, une cour constitutionnelle qui n’est pas encore mise sur pied, des infractions commises à la pelle (lors de la compagne électorale) sans aucune sanction de la part de l’Isie…
Pourquoi alors aller voter ?! L’abstention active constitue une bonne sanction, voire une belle gifle pour notre élite politique qui sera poussée à repenser ses choix, à se remettre en question (elle en a vivement besoin) et à se renouveler.
Cependant, les reproches secrets de la raison n’ont pas ôté quelques doutes sur le bien-fondé de ce choix, qui ne m’a pas empêché d’être à l’écoute des arguments contraires.
Deux arguments tangibles ont retenu mon attention et provoqué le basculement du boycott vers le vote massif. Le premier consiste à dire que l’abstention active paraît plutôt théorique et n’a de sens que dans les pays qui ont déjà une véritable culture de civique et démocratique. Or, la plupart de nos citoyens ne distinguent pas l’abstention passive de l’abstention active. Un mouvement islamiste qui agit discrètement et volontairement pour un taux faible de participation (afin de garantir sa victoire) ne peut être sensible ou affecté par l’abstention active. Il est bien conscient que sa force réside dans sa réserve électorale.
Le bon sens nous dicte d’essayer de réduire l’ampleur de la victoire des islamistes, si ce n’est de leur arracher, si possible, une victoire inespérée sur Ennahdha, à travers un vote massif de la part des citoyens pour ses adversaires et/ou concurrents.
Dans le pire des scénarios, à savoir de grandes infractions électorales et des désaccords entre les citoyens sur le choix des listes, un vote massif pourrait disperser les voix et amortir la victoire des islamistes.
Le deuxième argument, non moins important que le premier, consiste à dire que l’objet de l’abstention active, consistant à sanctionner un système politique illégal et non légitime, est vidé de sa substance dans les conditions politiques actuelles. Le principe d’adéquation entre responsabilité et pouvoir stipule qu’il ne faut sanctionner (ou faire endosser la responsabilité) qu’à ceux qui détiennent le pouvoir décisionnel et à non ceux qui exécutent, encore moins à ceux qui n’ont aucun rapport à la décision et à l’exécution.
Ne pas rater une occasion qui pourrait ne plus se présenter
Il est vrai que certains acteurs politiques, notamment les partis d’opposition, ont une part de responsabilité dans la mesure où ils étaient relativement passifs et certains même complaisants voire complices avec du projet d’Ennahdha. Mais, ils ne devaient pas assumer le même degré de responsabilité de ceux qui détiennent les rênes du pouvoir. Le comble dans tout cela, c’est que boycotter les élections revient à récompenser ceux que l’on veut sanctionner parce qu’ils sont au pouvoir et qu’ils ont beaucoup contribué à la détérioration de la situation dans le pays, à savoir les islamistes d’Ennahdha.
Faut-il, pour conclure, attirer l’attention sur le fait souvent observé que tous ceux qui accèdent au pouvoir font le contraire de ce qu’ils ont promis et tournent le dos à leurs promesses électorales.
Aussi, et à la lumière de ce qui a précédé, je peux conclure qu’il est beaucoup avantageux de voter massivement que de s’abstenir. Même si l’on juge qu’il n’existe aucun parti qui mérite notre confiance, on peut opter pour un parti qui est un moindre mal. Il suffit de faire un petit effort d’investigation pour le distinguer des autres.
Je ne prétends pas posséder la vérité. Mais je pense qu’on ne doit pas rater l’occasion que nous offrent les élections (mêmes si ses conditions sont déplorables) et le code des collectivités locales (même s’il présente des lacunes) de contrôler le travail des élus, de contrecarrer le projet du mouvement islamiste et de lutter à notre échelle contre le fléau la corruption. Une telle occasion pourrait ne plus se présenter.
* Chercheur.
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