Wajdi Haj Mabrouk, l’un des rescapés du naufrage Kerkennah, samedi 2 juin 2018, qui a fait près d’une centaine de morts, raconte sa mésaventure et apporte des détails instructifs sur cette tentative de migration clandestine qui s’est terminée par un drame.
Par Yüsra Nemlaghi
Originaire de Siliana, Wajdi (22 ans) a survécu alors que son cousin, qui l’accompagnait dans cette malheureuse expédition, est décédé par noyade. Le jeune homme, encore sous le choc, s’est confié à « Zarzis info« , et raconté le déroulement de la «harqa».
Selon son témoignage, les candidats à la migration clandestine se sont installés à Sfax depuis une semaine. Ils sont hébergés par petits groupes dans des maisons, souvent abandonnées et éloignées des zones habitées.
On connait les dangers encourus mais on n’y pense pas
Wajdi explique que, le jour du départ, samedi, son groupe composé de 10 personnes, tous venus de Tunis (Intilaka, Ezzouhour et Ben Arous), ont rompu le jeûne dans la joie et la bonne humeur. Ils s’imaginaient déjà en Italie et parlaient de leurs projets, une fois arrivés dans ce qu’ils croient être l’eldorado, où ils espéraient se reconstruire une vie. «On se disait que demain, à la même heure, on sera en Italie, mais la plupart d’entre nous se sont finalement retrouvés dans l’autre monde», a-t-il dit.
Le jeune homme explique que les candidats à la migration clandestine ne pensent pas trop à la mort, se disant que certains de leurs amis et voisins ont bien pu arriver en Europe et y ont même refait leur vie. «Il y a comme une sorte de déni de la réalité ou une inconscience de la gravité de l’acte et des dangers qu’il fait courir, bien qu’au fond, on sait que cette opération conduit soit à destination soit à la mort et que, parfois, on se fait arnaquer par les passeurs qui prennent l’argent et s’évaporent avant le jour J. Mais on n’y pense pas; on reste plutôt optimiste. Et quand on a le courage d’y aller, on va jusqu’au bout», poursuit le rescapé.
Le jour du voyage, un petit bateau vient chercher les «harragas» pour les conduire en mer de Sfax à Kerkennah où l’embarcation les attend à quelques 2 kilomètres du port. Il faut payer 300 dinars pour ce premier voyage puis donner 2.700 dinars au passeur qui va nous amener jusqu’en Italie. Cet argent est bien entendu payé à l’avance, avant même l’arrivée à Sfax, et la transaction se fait toujours par des intermédiaires.
Wajdi explique qu’en arrivant à l’embarcation, lui et ses camarades se sont rendu compte du piège qui s’est refermé sur eux. Ils ont pris conscience du danger et pensé même à la mort, tant l’embarcation était en surcharge : d’une capacité maximale de 60 à 70 personnes, elle allait transporter plus de 180 migrants. Mais une fois embarqués, il n’était plus possible de faire marche arrière. L’embarcation était en pleine mer et il n’y avait aucun moyen pour retourner sur la terre ferme.
Personne ne pouvait rien pour personne
«On est parti vers 21 heures, et deux heures après, le bateau a commencé à prendre l’eau par un trou. On a commencé à vider l’eau avec des seaux mais les choses sont allées vite et le moteur et la pompe ont pris l’eau eux aussi. On savait qu’il y avait un gros problème mais le capitaine disait que tout allait bien, jusqu’à ce que le bateau chavire», raconte Wajdi, qui reproche au capitaine de ne pas avoir fait demi-tour dès le début. Cela aurait pu épargner plusieurs vies.
Le rescapé est resté dans l’eau de 23 heures à 4 heures du matin, bravant le froid et la peur, en s’agrippant à ce qu’il pouvait. Pour éviter de se noyer, les naufragés s’agrippaient les uns aux autres, et se noyaient parfois ensemble. Wajdi décrit cette scène comme violente, physiquement et psychologiquement. «On voyait des corps flotter, les gens criait de partout et personne ne pouvait rien pour personne. On s’en remet à dieu et on s’accroche à la vie. Certains, comme moi, ont eu plus de chance que d’autres, c’est aussi ça le maktoub. On en sort vivant mais totalement détruit», a-t-il conclu.
Ces 5 longues heures ont permis à 68 personnes, qui ont réussi à résister aux flots, d’être sauvées par la garde nationale maritime. Quatre jour après ce drame, 68 corps ont également été repêchés et les recherches se poursuivent au large de l’archipel où la mer continue d’engloutir une jeunesse en détresse.
Donnez votre avis