Après avoir remporté les municipales de 2018, les islamistes peuvent lorgner sur la Kasbah et Carthage.
L’Histoire, il est vrai, ne se reproduit jamais à l’identique. Cependant on peut émettre une hypothèse plausible : celle du retour des islamistes du mouvement Ennahdha à l’exercice direct du pouvoir en Tunisie.
Par Hedi Sraieb *
Il est bien évidement trop tôt pour esquisser les nouveaux contours de ce que pourrait être ce retour aux affaires dans la mesure où d’ores et déjà le parti religieux est partie prenante tant du processus de décision que du fonctionnement même de l’Etat et de son administration.
De facto, la formation islamiste, forte d’un socle électoral et social uni et peu versatile, a réussi par l’entremise de toute une série d’artifices à mener à bien la première phase de sa stratégie de conquête de l’Etat et de ses institutions.
Face aux résistances, profil bas et entrisme silencieux
En effet, et au lendemain des élections de 2014, les dirigeants du parti des Frères musulmans se sont rendus à l’évidence: ni les intellectuels, ni l’essentiel du patronat, ni la presse et les médias ni de nombreuses franges de la population (femmes urbaines…) n’étaient prêt à adhérer au projet de société avancé par les islamistes. Ces derniers et fort logiquement ont adopté une stratégie moins frontale, une sorte de profil bas, d’entrisme silencieux, là où il avait constaté des résistances notoires.
Un examen minutieux de la configuration des forces sociales et politiques du moment leur a fourni cette nouvelle approche duale que nous connaissons depuis des mois. Un pied dedans, un pied dehors s’agissant de la conduite des affaires leur permettant soit de conquérir soit de neutraliser.
Une fraction du patronat (notamment commerçante et importatrice), semble avoir basculée pour des raisons peu ragoutantes et opportunistes. Il en va de même de couches fragilisées en quête de sécurité économique. Une autre fraction de petits paysans et d’artisans en voie de déclassement voient désormais son salut dans cette formation dont la rhétorique manichéenne et moralisante correspond peu ou prou à leur attente.
L’islamisation rampante gagne du terrain, c’est un fait et il est incontestable.
Il est tout aussi vrai de constater que la stratégie renouvelée des islamistes est pour ainsi dire facilitée par l’inconsistance, pour ne pas dire la veulerie de l’autre formation politique dominante. Le parti conservateur Nida après avoir fait illusion quelques temps (avec l’arrivée d’authentiques démocrates, voire de figures de gauche) est retombé dans ses travers originels, ontologiques (sa raison d’être) : sauver ce qui peut l’être encore. Ce parti est revenu à sa vocation initiale : restaurer l’ancien système non à l’identique mais juste réaménagé.
Deux formations adversaires mais non ennemis
Nous avions écrit, dès 2014, que Nidaa et Ennahdha étaient à bien des égards très proches, sur le plan économique (libéraux tous deux, productivisme et consumérisme) sur le plan social (primat de l’individu, rejet des idéaux égalitaires), sur le plan sociétal (exécration des valeurs d’émancipation et d’égal-liberté). Nous avions alors usé d’une formule lapidaire : Nidaa et Ennahdha, c’est «bonnet blanc et blanc bonnet».
De facto, les contorsions de Nidaa sous la houlette d’une nouvelle direction ont largement ouvert l’espace politique aux islamistes qui continuent et prolongent cette stratégie duale de «deux fers au feu». Instrumentaliser les mécontentements croissants et infiltrer les rouages de l’Etat et des organisations de la société civile. Une stratégie payante à coup sûr même si elle peut connaître quelques revers. L’Histoire n’est jamais linéaire !
Entre ces deux formations, un vide quasi sidéral ! Aucune des figures historiques ou plus récentes n’a réussi une percée pour s’imposer comme une alternative. Il est vrai que plus d’un demi-siècle de dépolitisation laisse des traces profondes dans la conscience du corps social. On est, en effet, frappé par l’insistance d’une très large frange de l’opinion à «croire dur comme fer» que les critères exclusifs mais réducteurs de l’homme politique se résument à son intégrité, son honnêteté, à sa connaissance technique (prénommée compétence). Tout se passe comme si – dans de nombreux esprits – la vie politique était affaire d’intérêt général, et de technicité nonobstant des conflits parfois tendus de personnes ou autour de modes de vie. L’économique serait «neutre» et non pas une question de choix d’orientation (libérale ou opposée sociale), tout au plus un problème de répartition des «fruits de la croissance». Jamais ne viennent au premier plan les questions cruciales de «que produire» et «pour qui».
On peut alors aisément comprendre pourquoi les deux formations adversaires mais non ennemis s’entendent pour dépolitiser les questions économiques et laisser libre cours à la liberté d’entreprendre fusse-t-elle en contradiction avec les objectifs de «mieux être» des catégories défavorisées comme celles en voie de l’être.
Les dindons de la farce
La troisième force, tant espérée par les progressistes – disposant de quelques bastions – s’est pour ainsi dire diluée voire dissoute. Des figures emblématiques ont cru bon de rejoindre Nidaa, par dépit ou par opportunisme, ne réalisant pas qu’ils serviraient de «faire valoir», pour finir par être rejetés comme «le dindon de la farce». On ne citera pas de noms de peur de leur ouvrir les yeux sur leur turpitude.
Une autre fraction, le Front Populaire n’est toujours pas en mesure de sortir de sa posture d’opposition et de se muer en une véritable force fédérative capable d’insuffler une nouvelle dynamique
Alors la société civile comme dernier recours? On peut en douter celle-ci est loin d’être homogène.
Il ne fait plus de doute dans ce contexte de crise sociale s’approfondissant et qui avantage les islamistes que Ennahdha va poursuivre sa stratégie de la conquête du pouvoir par les élections (la ressemblance avec la situation turque est manifeste). Les thèmes en sont déjà connus !
En revanche Nidaa et ses affidés vont avoir toutes les peines du monde à assumer un bilan pour le moins calamiteux, pour ne pas dire désastreux, en dépit du renouvellement et du rajeunissement du personnel en charge de la conduire des affaires du pays.
Alors peut être «des électrons libres» comme nous en connaissons beaucoup, propres intègres et compétents – cela va de soi – capables de ramasser la mise. Oui ! Possiblement mais pour conduire quelle politique sans véritable base sociale? Souvenez-vous car les faits sont têtus! Le jeune et fringuant Premier ministre n’a-t-il pas tenté d’éradiquer la corruption? Mais pour quel résultat, sachant que son action n’avait pas de véritable assise de légitimité populaire… on connaît la suite !
Rien n’est jamais perdu d’avance ! Mais l’échéance se rapproche à grands pas au plus grand bénéfice des islamistes qui eux fourbissent leurs armes depuis des mois !
Un miracle? Cela n’existe pas.
* Docteur d’Etat en économie du développement.
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