Des juristes formalistes soutiennent que les échéances électorales prévues cette année seraient légales en l’absence de la Cour constitutionnelle. C’est du pur juridisme, ces élections étant illégitimes et leur organisation s’assimile même à une forfaiture.
Par Farhat Othman *
Pour fonder leur raisonnement purement anachronique, relevant d’un raisonnement éculé, de tels juristes se limitent à se demander si la Cour constitutionnelle a des compétences électorales. Selon eux, c’est une telle compétence qui donnerait ou non droit au chapitre à ladite cour pour les futures échéances électorales et ferait dépendre leur tenue, prévue avant la fin de cette année, de son installation préalable qui, pour différentes raisons, aussi bien techniques que politiques surtout, ne se fera pas en 2019.
De tels juristes ne tiennent compte ni des réalités du pays ni de celles du droit en général tel qu’il se comprend de nos jours. Par une conception antique obsolète du droit, ils bafouent même l’essence de la constitution en tant que norme supérieure de l’État se voulant de droit puisqu’ils privilégient un acte électoral secondaire par rapport à la norme première qu’incarne la Cour constitutionnelle dont la mission est justement la prééminence et la défense de la plus haute norme juridique du pays.
En prétextant que la constitution prévoit l’obligation de tenue des élections avant 2019, ils font mine d’oublier que cette même constitution oblige déjà à l’installation de la Cour constitutionnelle avant une certaine échéance largement dépassée. Aussi, privilégient-ils le respect d’une échéance, somme toute moins importante qu’une autre, violant du coup et la lettre et l’esprit de la constitution. De fait, ils se rendent coupables d’agir pour un faux État de droit, un État de similidroit où les élections ont lieu dans un cadre d’illégalité absolue étant toujours celui de l’ordre déchu. Comment de telles élections peuvent-elles alors avoir la qualité d’honnêteté et de transparence voulues?
En légitimant la tenue des élections avant la fin de cette année, ces juristes sont en plus irresponsables, se rendant complices d’une forfaiture dont seraient coupables les politiciens refusant de procéder au plus vite à l’installation de la Cour, cet éminent marqueur de l’État de droit loin d’être achevé en Tunisie.
Surtout qu’il ne suffit pas d’installer la Cour; il faut bien aussi abolir les textes scélérats de la dictature et de la colonisation toujours en vigueur, appliqués sans vergogne par les juges dont le devoir pourtant est de s’abstenir d’en user au nom du respect qu’ils doivent à la constitution et aux droits et libertés qu’elle consacre. C’est d’une double forfaiture qu’il s’agit donc de la part de juristes qui ne seraient que la voix de politiciens peu soucieux de l’intérêt de la patrie, ne pensant qu’aux élections, au pouvoir à exercer.
Forfaiture de l’absence de la Cour constitutionnelle
La Tunisie ressemble de plus en plus au pays d’Ubu roi étant, cinq ans après la célébration de la promulgation de la constitution du 27 janvier 2014, toujours gouvernée par l’ordre juridique de la dictature, en flagrante contradiction avec les acquis de la norme supérieure dans le pays, réduite à n’être qu’un chiffon étant restée lettre morte.
Outre ledit ordre supposé déchu, dont nombre de lois scélérates violent la souveraineté nationale puisqu’ils datent de la colonisation, la plus grave violation de ce texte suprême a trait à la mise en place de la Cour constitutionnelle prévue pour être installée au plus tard un an après la tenue des précédentes élections législatives, soit avant fin octobre 2015.
Il est vrai que la loi organique relative à cette Cour constitutionnelle n’a été adoptée que le 20 novembre 2015 pour être promulguée le 3 décembre 2015 (Loi organique n° 2015-50 du 3 décembre 2015, relative à la Cour constitutionnelle). Cela atteste déjà du manque de volonté politique, ayant fait montre aussi de mauvaise foi multiple, pour retarder l’inéluctabilité de l’entrée en vigueur de la Cour.
Une telle double méchante foi et volonté étant évidente, c’est en être complice que de ne pas la contrarier en refusant la tenue de tout acte majeur dans le pays avant de s’acquitter de celui devant primer tout autre.
L’Isie, elle-même, n’a pas le droit de procéder aux élections avant la parfaite mise en œuvre de la constitution. En effet, son nouveau président qui vient de prêter le serment de son investiture officielle a juré de servir la patrie avec dévouement, de respecter les dispositions de la constitution et d’être totalement loyal envers la Tunisie. Comment donc respecter une constitution restée lettre morte quant à un aspect essentiel de ses dispositions ? Et comment être dévoué au pays toujours soumis aux lois de la dictature ? Il en va de même de chaque membre du parlement ayant prêté le même serment; où est le dévouement face à ce jeu vicieux consistant à ne pas installer une instance aussi capitale au service de la patrie et de son État de droit que la Cour constitutionnelle ?
Cette responsabilité d’éthique véridique au service de la patrie incombe bien évidemment au président de la République et au chef du gouvernement, les deux ayant également juré de respecter la constitution du pays, de veiller à ses intérêts et de lui être loyal. Or, respecter la Constitution aujourd’hui, c’est arrêter de se désintéresser de sa pleine mise en œuvre par l’achèvement, incontinent, de la mise en place de Cour constitutionnelle, grave carence constitutionnelle et institutionnelle, et ce avant tout autre événement majeur dans le pays, à commencer par les prochaines élections, les législatives et la présidentielle.
Forfaiture du maintien d’une législation illégale
Hannah Arendt assurait que «c’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal»; un tel vide caractérise le paysage juridique tunisien qui est non seulement vide de lois légales, base de toute pensée saine, mais est pollué de lois illégales et illégitimes qui ne continuent pas moins d’être appliquées, viciant les mentalités, maximisant le mal, bafouant non seulement les droits des justiciables, mais aussi l’État même et la saine administration de la justice. Comment peut-on accepter un seul instant une telle situation d’absolue illégalité, un État devenu aussi voyou que le précédent dont il applique les lois illégales bien qu’elles aient été annulées par le texte supérieur du pays ? Et comment oser exiger le respect de la loi des citoyens quand elle est déjà illégale et illégitime ?
C’est gravissime et aucune hésitation ne doit être tolérée en vue de suspendre les élections afin d’engager la réforme juridique impérative avec, pour le moins, un moratoire à l’application des lois les plus liberticides, celles devenues illégales, violant les droits et libertés du texte supérieur de l’ordonnancement juridique du pays, notamment celles concernant la vie quotidienne des citoyens. Il est inadmissible, sinon criminel, d’accepter que huit ans après la supposée révolution dans le pays la législation scélérate de la dictature y soit encore en vigueur. C’est elle qui lui donnait réalité; aussi c’est en prolonger l’existence que de tenir à ses lois, scrupuleusement appliquées par les juges. Ces derniers, ainsi que les autorités en relation avec l’ordre judiciaire, comme la police, atteignent même à l’absurde en usant de lois devenues illégales depuis l’entrée en vigueur de la constitution.
Pareil maintien d’une telle législation que rien ne saurait justifier est bel et bien une forfaiture. C’est ce qui fait que l’on a affaire, actuellement en Tunisie, à un État prédateur se substituant au régime de la dictature, mais en gardant quasiment la nature, toujours prébendier, usant de ses lois scélérates. Bien pis ! Si la dictature déchue était le fait d’une personne seule, soumettant l’État et le peuple à la voracité de sa famille, cet État prébendier qui la prolonge est une autre forme de dictature au service de mafias multiples, les prébendes étant servies à tous ses obligés. L’État est ainsi une prise de guerre, juste bon à engraisser la minorité au pouvoir ou dans ses allées aux dépens des plus démunis, la majorité du peuple.
Si l’on tient à la législation illégale de la dictature, refusant d’en suspendre l’application pour le moins, c’est qu’elles garantissent et facilitent les abus des nouveaux profiteurs qui ne sont au pouvoir ou dans ses rouages que pour se servir au lieu de servir les pauvres masses comme c’est leur devoir. C’est ce qui explique que plus de huit ans après la chute de la maison Ben Ali, celle qui a pris sa place a endossé ses lois en vue de profiter tout autant du pays en prébende, en prise de guerre. C’est à une telle pratique mafieuse qu’il importe de mettre fin, ce qui implique de commencer, sans tarder davantage, par abolir les lois illégales qui la permettent.
Pour cela, ainsi que déjà dit, c’est faux de prétendre pouvoir organiser des élections en l’absence de la Cour constitutionnelle au prétexte qu’elle n’aurait pas de compétences en matière d’élections.
Imaginons un instant que le président de la République commette une violation grave de la Constitution, qui est donc habilité à le destituer, à constater la vacance de la présidence de la République ? C’est la Cour Constitutionnelle encore inexistante, ce qui revient à immuniser le président contre toute destitution ! Ne l’encourage-t-on pas ainsi à violer cette constitution? Ne le fait-il pas aujourd’hui en ne décidant pas la priorité de la mise en place de la Cour avant les élections?
Imaginons aussi qu’il faille discuter de la régularité du maintien de l’état d’exception dans le pays ou de la répartition des compétences entre les deux têtes de l’exécutif, c’est bien la Cour constitutionnelle qui est habilitée à le faire; or elle n’existe toujours pas ! Aussi, l’absence de compétence électorale de la Cour n’autorise nullement d’organiser des élections majeures en son absence; cela relèverait bel et bien de la forfaiture, le retard coupable dans sa mise en place étant déjà une lourde violation de la constitution dont la charge incombe à tous les responsables du pays, non seulement à l’ARP et à aux groupes parlementaires.
Par conséquent, les plus hautes autorités du pays doivent assumer leurs responsabilités en réfutant la régularité du processus électoral projeté de 2019, les législatives et la présidentielle ne pouvant avoir lieu qu’après la mise en place de la Cour constitutionnelle érigée en priorité nationale absolue. C’est le non-respect du délai pour la Cour constitutionnelle, ô combien impératif et important, qui libère du respect de celui des élections, moins important sinon insignifiant par rapport au premier; ce dernier n’autorise pas seulement, mais impose le report de l’autre pour après la satisfaction d’une disposition cruciale de la Constitution. Sauf à vouloir se satisfaire d’un simulacre d’État de droit où la Constitution n’est qu’une partition pour un opéra-bouffe de la politique, une sous-démocratie se voulant plus une république des copains et des coquins qu’un État de droit et de citoyens.
* Ancien diplomate et écrivain.
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