Youssef Chahed est loin d’avoir les qualités de Béji Caïd Essebsi, notamment son expérience de vieux renard politique, mais il inspire confiance à une classe moyenne éreintée par huit années de gros mensonges, de faux-fuyants et de turbulences politiques, dont le vieux de Carthage est devenu l’incarnation même.
Par Salah El-Gharbi *
Alors que le pays traverse une période d’instabilité sociale – conséquence des errements et des mauvaises décisions des différents gouvernements post-révolution – et que la population subit les affres d’une crise économique qui dure depuis huit ans, voilà que notre président de la République, Béji Caïd Essebsi, s’épanche et confie ses émois d’homme blessé dans son amour propre à un journal jordanien.
Relégué dans les derniers sondages de popularité à la quatrième place, derrière le chef du gouvernement Youssef Chahed, son second «fils» devenu son principal ennemi, Moncef Marzouki, l’ancien président de la république par intérim, son prédécesseur et ancien adversaire à la présidentielle de 2014, et même derrière le professeur de droit constitutionnel Kais Said, un futur candidat sans relief, M. Caïd Essebsi devait vivre les moments les plus pénibles de sa longue carrière politique.
Le président des manœuvres de bas étage et des coups fourrés
Le chef de l’Etat a beau intégrer à son staff Salma Elloumi-Rekik, la plus fidèle parmi les fidèles, étoffer la cellule de communication du Palais de Carthage, multiplier les coups fourrés afin de pourrir la vie de son adversaire politique du moment, en l’occurrence Youssef Chahed, rien ne va plus.
Au contraire, plus le fondateur de Nidaa Tounes, un parti ayant atteint un état de déliquescence avancé, croit manœuvrer, plus il se trahit et laisse transparaître, dans ses propos, le profond ressentiment qui l’anime contre celui qui a tué tous ses espoirs de durer à la tête de l’Etat jusqu’au bout… de lui-même. Autant dire à vie, comme l’avait voulu et ne parvint pas à le réaliser, son modèle suprême, Habib Bourguiba.
En fait, et contrairement aux différentes analyses selon lesquelles «Si El-Béji» chercherait à introniser, de son vivant, son fils à travers «une succession démocratique», la réalité serait plus complexe. Il faut la chercher dans le parcours de ce vieux routier de la politique à partir du moment où il se décida de créer Nidaa et d’aller à l’assaut du pouvoir.
En refusant de doter le nouveau parti de structures fiables et fonctionnelles et en déléguant le pouvoir organisationnel à son fils, Hafedh, et à son ex-bras droit Ridha Belhaj, qui avait toujours fait preuve d’une fidélité sans faille jusqu’au jour où il sentit lui aussi son territoire menacé, le vieux destourien, très méfiant, cherchait à centraliser tout autour de sa personne.
Si, devenu président en janvier 2015, il avait pris soin de favoriser l’accession de son fils à la tête de Nidaa, c’était uniquement parce qu’il n’avait confiance en aucune autre personne pour lui tenir la «boîte» au chaud jusqu’en 2019, étant donné que beaucoup de potentiels candidats étaient déjà à l’affût.
Rester «jusqu’à la fin», quelle fin ?
«Si je devais me présenter, ce serait pour servir le pays», déclare notre président au journaliste jordanien. Or, pour l’actuel président, dont l’égo est surdimensionné, l’idée de rentrer chez lui à La Soukra, à la fin 2019, devait être particulièrement traumatisante. À 93 ans, se croyant inoxydable et éternel, son vœu le plus cher est, on l’imagine, de rester «jusqu’à la fin» et, surtout, de bénéficier d’une sortie plus honorable ou, du moins, moins pitoyable que celle à laquelle il a aujourd’hui le droit.
Pour parvenir à cette fin, tout serait bon, à ses yeux, y compris l’affaiblissement de l’autorité de l’Etat et le renforcement de ses plus impitoyables adversaires, le Front populaire et l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), la centrale syndicale, en les encourageant en sous-main, à livrer une bataille sans merci contre l’actuel chef du gouvernement dans l’espoir de le déloger de la Kasbah, quitte à provoquer une grave crise d’Etat.
Aujourd’hui, le président sait pertinemment, dans son for intérieur, qu’il vient de perdre la main, que sa marge de manœuvre se rétrécit, jour après jour, comme une peau de chagrin, qu’il n’a qu’à se rendre à l’évidence et que ses traits d’humour, son présumé charisme et ses saillies mordantes ont perdu de leur capacité de séduction. Amer et désolé, il assiste, en cette année en 2019, à l’insu de son plein gré, en simple témoin, à la recomposition du paysage politique autour de deux extrêmes condamnés à évoluer vers un centre moins fractionné, seul garant d’une possible stabilité.
Le gros magouilleur et l’homme de confiance
Ces mutations en gestation, Béji Caid Essebsi, qui avait été au rendez-vous de l’Histoire au cours de la transition démocratique en 2012-2013, n’en aurait pas pensé la nécessité, ni aidé à les concrétiser… Il était tellement obsédé par sa personne qu’il a perdu de sa lucidité. Chez lui, l’homme, affaibli par l’âge, a fini par éclipser le politique visionnaire qu’il aurait pu être.
Certes, Youssef Chahed est loin d’avoir les qualités de «Si El-Béji», notamment son expérience de vieux renard politique, sa vivacité d’esprit, son sens de la réplique assassine et son habileté de fin tacticien et de gros magouilleur.
Néanmoins, le quadragénaire, aussi maladroite que puisse être sa communication et aussi timorées ses décisions, reste une promesse d’avenir. Sans réel passé militant, et par conséquent, affranchi de tout héritage idéologique sectaire, mais intègre et sincère, il respire une certaine fraîcheur politique et inspire confiance à une classe moyenne éreintée par huit années de gros mensonges, de faux-fuyants et de turbulences politiques, dont le vieux de Carthage est devenu l’incarnation même.
* Universitaire et écrivain.
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