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«Ennahdha bashing» ne peut constituer un programme politique fiable

«Qui est le plus hostile à Ennahdha?» : cette pathétique surenchère verbale ne saurait être un programme politique fiable. De même qu’on ne pourrait pas prospérer politiquement en suscitant et en amplifiant les antagonismes sans mettre en danger la cohésion sociale.

Par Salah El-Gharbi *

Depuis que le président de la République, Béji Caïd Essebsi, contrarié dans ses ambitions politiques, est entré en conflit quasi direct avec Ennahdha, on assiste à une campagne acharnée et de plus en plus outrancière visant le mouvement islamiste.

Jeudi dernier, 8 novembre 2018, ulcéré, le chef de l’Etat vient pour la nième fois de réitérer ses griefs contre les islamistes, accusés implicitement de l’avoir lâché au profit de son nouveau rival, le chef du gouvernement, Youssef Chahed, lequel serait devenu un «Nahdhaoui».

Manifestement, «Ennahdha bashing» devient plus que jamais l’argument politique le plus prisé du moment. Les dirigeants de Nidaa Tounes, en premier, eux qui, hier, nous vendaient les vertus du «consensus national» et de la coalition avec ce même Ennahdha, découvrent, par miracle, que les islamistes sont infréquentables.

Un épouvantai un peu trop commode

Un an avant les élections de 2019, cherchant à courtiser une opinion publique majoritairement anti-islamiste, toutes les autres tendances s’y mettent. De Abir Moussi, «l’héritière autoproclamée du Destour», jusqu’aux ténors du Front populaire, en passant par les leaders du Courant démocratique, d’habitude conciliants avec Ennahdha – qui quittent leurs réserves et cherchent à prendre leurs distances avec leurs anciens alliés –, tous adoptent presque la même posture «anti-Nahdha». Et la tension, entretenue pernicieusement par certains nidaistes inféodés au clan Caïd Essebsi, ne finit pas de nourrir l’animosité des réseaux sociaux qui, à leur tour, s’emballent contre les «Frères musulmans», dénonçant leurs «sombres et sournois projets» et allant jusqu’à appeler à la dissolution de ce mouvement.

Il est incontestable que l’expérience d’Ennahdha à la tête de l’Etat a été calamiteuse pour le pays. Propulsée subitement au sommet du pouvoir, cette formation politique a non seulement accentué l’anarchie post-14-Janvier et favorisé l’émergence du terrorisme, mais elle a aussi mis en péril la cohésion même de la nation. Soit par arrogance, soit par aveuglement idéologique, soit par amateurisme aussi, les leaders islamistes ont raté, ainsi, une occasion inespérée pour eux de démontrer leur aptitude à gouverner sans tomber dans le sectarisme le plus primaire.

Mais le bilan catastrophique de la gestion chaotique de trois années de pouvoir, même s’il donne une certaine légitimité à la méfiance, justifierait-il les lourdes accusations dont les Nahdhaouis se trouvent aujourd’hui accablés?

La campagne de dénigrement qui vise le premier parti du pays, et qui prend parfois des proportions démesurées allant jusqu’à demander sa marginalisation, ne serait-elle pas excessive? Menée au nom de la «démocratie et de la laïcité», cette action ne serait-elle pas une manière, pour les adversaires du mouvement islamistes, de dissimuler leur fragilité et de se servir de ce dernier comme d’un épouvantail?

Aujourd’hui, et après sept ans de fébrilité politique, il serait injuste de ne pas reconnaître que le mouvement Ennahdha déploie d’énormes efforts afin de se séculariser et «se tunisifier».

Certes, le chemin reste encore long pour que ce mouvement, comme pour d’autres partis dits «modernistes» intègrent les règles du vivre ensemble. Mais, il semble que l’actuelle direction soit déterminée à se réconcilier avec ses racines nationales. Et même s’il est vrai que le noyau dur de la base d’Ennahdha reste menaçant, les discours d’exclusion des adversaires restent démesurés et contre-productifs.

La diabolisation freine la lente mutation des islamistes

Faute de pouvoir affaiblir l’adversaire politique, les incantations, la méfiance et la diabolisation ne font que l’effaroucher, le victimiser et freiner la lente mutation qu’il tente d’entreprendre en vue d’accompagner l’évolution démocratique que nous vivons depuis quelques années.

En fait, les temps où l’on nous promettait «d’éradiquer l’islamisme politique» sont derrière nous. Aujourd’hui, le constat est amer. Sous Ben Ali, l’islamisme n’avait jamais été aussi florissant et aussi virulent. Par conséquent, ni l’exclusion, ni la répression ne sont des solutions efficaces et durables surtout qu’il est question d’un mouvement qui tire sa légitimité de son ancrage populaire qu’il ne faudrait pas sous-estimer.

D’ailleurs qui dit si les «destouriens» n’étaient pas, à leur insu, les incubateurs des islamistes, eux les supposés progressistes qui, durant des décennies, avaient transformé un Etat qui aspirait à la modernité en un Etat policier qui méprisait le droit et étouffait les libertés au nom du combat contre leurs opposants politiques et particulièrement, contre «l’islam politique»?…

Un jeu de postures voué à l’échec

Aujourd’hui, ce jeu des postures semble voué à l’échec. Par conséquent, il temps que les «démocrates», ceux qui étaient les compagnons de route des islamistes contre Ben Ali, comme les Rcdistes, qui ont mené le pays à l’impasse du 14 janvier 2011, admettent que le conservatisme islamiste, dont Ennahdha serait l’une des expressions, est une des composantes idéologiques de ce pays et qu’ils ne doivent pas mépriser les quelques centaines de milliers de femmes et d’hommes qui sont toujours prêts à réaffirmer leur confiance aux islamistes.

S’il fallait combattre Ennahdha, il faudrait que la bataille soit menée d’une manière sereine dans un cadre démocratique. Car, l’hystérisation du débat, avec son lot d’invectives, de diffamation et de coups sournois serait stérile. «Ennahdha bashing» pourrait réconforter pour un certain temps ses auteurs mais ne contribue nullement à renverser les rapports de forces qui, en ce moment, sont en faveur des islamistes dont le parti reste le plus structuré, le mieux organisé et le plus performant électoralement parlant.

À une année des échéances électorales de 2019, il est temps que les formations politiques qui se disent «progressistes» travaillent à consolider leurs assises, à mieux s’organiser, loin des stériles gesticulations et des ridicules fanfaronnades. Il importun pour leurs leaders de changer de logiciel, d’apprendre de leurs échecs et d’adopter un discours plus mesuré et qui soit en phase avec les aspirations du pays, intégrant d’une manière définitive que Ennahdha fait partie du paysage politique tunisien, que cette formation, quoi qu’on en dise, fait de plus en plus preuve de maturité et d’intelligence politiques.

«Qui est le plus hostile contre Ennahdha?» : cette pathétique surenchère verbale ne saurait être un programme politique fiable. De même qu’on ne pourrait pas prospérer politiquement en suscitant et en amplifiant les antagonismes sans mettre en danger la cohésion sociale. Loin des conflits de chapelles, les Tunisiens, fatigués, auraient plutôt soif de savoir ce qu’on pourrait faire pour que le pays aille mieux dans tous les domaines de la vie, avec ou sans Ennahdha. Les velléités hégémoniques des islamistes ou, éventuellement, celles d’un autre parti, ce serait en consolidant les fondements de la démocratie qu’on parviendrait à nous en prémunir.

* Universitaire, écrivain.

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