Youssef Chahed, leader virtuel d’un parti encore en constitution, désormais pionnier du rassemblement, compte faire le bonheur de tous, trop tôt, trop vite, au prix d’une espèce d’asphyxie générale.
Par Yassine Essid
À quarante ans, il est tout propre et tout mince dans son costard sombre ajusté, un chérubin. Le visage anguleux avec une fossette au menton, l’ancien chef de cabinet de la présidence de la République a troqué ses lunettes fines en verres suspendus contre une nouvelle paire plus tendance. Noires, carrées et oversize, elles lui donnent le look que requiert son nouveau statut de secrétaire national d’un parti politique en constitution. Les cheveux, noirs et drus qu’il porte comme un bonnet, sont tellement bien plaqués qu’ils semblent collés au cuir chevelu, ce qui est commode car il se réveille déjà coiffé. Son regard froid et sa large bouche aux lèvres fines et pincées lui ôtent tout altruisme et lui donnent un côté sévère de surveillant général de collège. On l’imagine tenant un journal sur lequel il inscrit tous les soirs les notes que chaque nouveau adhérant, militant ou partisan potentiel, a méritées au niveau conduite et engagement.
Radio Mosaïque FM s’est intéressée à ses nouvelles fonctions. On l’a écouté parler en commis-voyageur prolixe, impatient, sûr de lui, satisfait et même comblé par les deux mois passées à sillonner le pays pour organiser des sessions exploratoires.
Le missi dominici de Youssef Chahed
Apparemment, Slim Azzabi, qui a rencontré beaucoup de monde, a été agréablement surpris de voir à quel point Youssef Chahed était populaire, apprécié, respecté, jugé comme un dirigeant qui a les mains propres ce qui, par les temps qui courent, est devenue une vertu rare chez les politiques. Son nom autant que son bilan (?), dit-il, n’arrêtent pas de mobiliser les électeurs indécis, ceux qui se disent déçus, expriment leurs regrets d’avoir voté pour tel ou tel parti de la majorité, et proclament haut et fort que dans ces conditions le débat public ne les intéresse plus.
Ils ont tous, cela va de soi, des revendications précises à formuler, des réserves à émettre, mais que voulez-vous? Ils adorent Youssef Chahed. Certes, ils souffrent, mais arrivent à supporter les privations rien qu’en anticipant leur bonheur futur ! Autant de voix qui prennent de l’ampleur et qu’il s’agit de récupérer au plus vite. Face à la montée de cette désaffiliation empoisonnée, Youssef Chahed s’imposera en antidote par l’invention de nouvelles formes d’organisation du lien sociopolitique.
Pendant les 26 minutes d’entretien, le missi dominici de Chahed a essayé de démontrer que la naissance d’un mouvement politique ne doit pas nous priver de raconter une belle histoire.
Il était une fois un jeune Premier ministre, réputé sérieux, rigoureux, fonceur et déterminé. Originaire de Nidaa Tounes, il était proche d’un chef d’Etat auprès duquel il n’hésitait pas au départ de solliciter conseils et appuis, car il voulait être un Premier ministre de consensus qui vaque à ses occupations quotidiennes même si celles-ci ne débouchaient pas sur grand-chose.
Il avait pour projet de redonner vie à un pays qu’il trouva moribond et de militer pour donner un avenir meilleur à tous les Tunisiens. Il décida en ce sens d’engager plusieurs campagnes de lutte contre ceci ou en faveur de cela. La plus emblématique fut celle qu’il entreprit de mener contre la corruption, mais elle fut largement contrecarrée par le peu d’empressement des partis politiques et les manœuvres dilatoires d’une administration elle-même corrompue.
Il se mit un jour en tête de prendre ses distances par rapport à un parti gangrené par les agissements de ses dirigeants et un président qui n’arrêtait pas de le rabaisser au rang d’exécutant. Or, selon la Constitution pourtant, ce n’est autre que le gouvernement, sous la direction du Premier ministre, qui détermine et conduit la politique de la nation. Mais dans l’esprit de Béji Caïd Essebsi, déjà imbu du principe machiavélique de l’abandon au seul prince de l’estimation de l’intérêt public, le patron c’est celui qui est élu, pas celui qui est nommé et qui peut être à tout moment limogé.
Lâché par Caïd Essebsi et Nidaa, sauvé par Ennahdha
En réponse aux velléités d’indépendance de Youssef Chahed et à sa volonté manifeste de ne pas finir sa carrière en ex-Premier ministre jeté dans l’abîme de l’oubli, on décida de lui pourrir la vie en lui ôtant, tant que faire se peut, les moyens nécessaires d’assumer ses fonctions dans la paix et la sérénité. Le chef de l’Etat se détournait de lui, le fils Caïd Essebsi n’arrêtait pas de le discréditer et faisait de son départ une condition sine qua non pour la poursuite du dialogue national. Quant à l’UGTT, elle a quasiment réduit son activité en d’interminables et infructueuses négociations. Enfin, la gauche, qui accorde au peuple la connaissance infuse de la politique, le rendit responsable de toutes les infortunes du pays. Quant aux islamistes, qui n’avaient cessé de pratiquer la politique séculaire qui consiste à diviser pour régner, ils avaient décidé de ne pas transiger sur son maintien à la tête du gouvernement au nom de la prétendue sacro-sainte stabilité politique du pays.
L’outrage appelle la majesté. Passant du sacerdoce au calvaire, la rupture du chef de gouvernement avec le président de la république, devenant inévitable, fut aussitôt et irrémédiablement consommée. Le chef de l’Etat lui a montré la sortie après deux années de collaboration et l’aurait bien démis de ses fonctions n’eût été le fait que le gouvernement n’est pas responsable devant le chef de l’Etat mais devant le parlement. La majorité présidentielle, en lambeaux, ne pouvant traduire dans les faits le projet tant souhaité de Béji Caïd Essebsi et de son fils, Youssef Chaheh resta en fonction grâce au refus d’Ennahdha de le censurer. Sauf que cet appui, bien utile en son temps, pourrait s’avérer largement problématique pour son avenir politique. Certains d’ailleurs n’hésitaient pas à l’accuser d’avoir des connivences passives avec les islamistes.
Il envisagea alors une porte de sortie plus digne que celle prévue par ses ennemis : se porter candidat à la présidentielle! Or pour ce faire, il lui faudrait s’appuyer sur son propre mouvement politique qu’il lança sous le mode de la «startup-nation». Mais avant d’en faire une entreprise politique innovante, il lui était indispensable de commencer par lui donner un nom qui lui servira de critère de positionnement et d’élément essentiel du succès; une manière de se différencier de ses concurrents en le rendant unique.
Un Chahed effectif et un Chahed virtuel
Ce sera Tahia Tounes. Un choix consensuel du premier noyau de partisans entre les quatre noms proposés et qui semblait convenir à leur souhait. Baptisé à Monastir, Tahia Tounes était jugé prononçable facilement pour être mémorisé, compréhensible par la majorité des gens, et recèle une charge patriotique qui le rendait valable pour l’éternité.
Cependant, et pour ne pas tomber dans un oxymore politique, celui d’être à la fois un Chahed effectif qui gouverne mais ne s’en sort pas, et un Chahed virtuel ou potentiel qui réglera tout une fois élu, l’imam a préféré rester caché, attribuant ses pouvoirs surnaturels à une élite initiée à la dynamique occulte, qui possède l’indépendance à l’égard des pouvoirs temporels, la clairvoyance, le discernement, le pouvoir de conquérir les cœurs et les esprits, la mise à l’épreuve et la sélections de ceux qui seront dévoués et prêts à défendre le mouvement.
En fin observateur de la scène politique, toujours alerte et qui ne rate rien de ce qui se passe autour de lui, Youssef Chahed s’était depuis longtemps résigné à l’idée que la greffe démocratique n’a pas pris, que la libéralisation politique est encore à l’état formel, que le pluripartisme n’arrête pas d’agiter l’opinion publique et les collectivités locales, d’affaiblir l’administration, d’introduire la corruption dans toutes les branches du pouvoir, de susciter la haine, de fomenter les troubles, et de renforcer la prééminence du religieux.
Côté partis politique, Youssef Chahed a aussi constaté un éparpillement des forces vives de la nation, l’absence d’une démarche progressiste et d’une action commune avec les membres de la société civile, des ONGs, et des intellectuels pour gagner la bataille des idées contre l’extrémisme et la régression.
Dans ce panorama politique, la sortie du paysage de Nidaa Tounes qui a trahi les siens, les incohérence d’un front de gauche à côté de la plaque, et l’affaiblissement moral d’autres partis réduits à la portion congrue, l’avaient convaincu qu’en posant sa candidature à la présidentielle, il ne cédait pas à l’air du temps mais répondait à une exigence d’un électorat désemparé.
Le pouvoir politique sera alors aux mains de gens respectables, ceux qui ont le sens de l’Etat, jouissent d’une position sociale les protégeant de la tentation de profiter de leur pouvoir pour modifier les équilibres à leur avantage. Youssef Chahed est ainsi parvenu à la conclusion que, si l’idée de démocratie n’est pas parvenue à mobiliser les masses, c’est essentiellement suite à l’état décousu de la représentation politique. À l’exclusion d’Ennahdha, tous les autres partis sont devenus un champ de ruines et les rares qui survivent sont ou bien insignifiants, déconnectés de la réalité ou bien à la poursuite d’une vaine passion révolutionnaire.
Ni doctrine, ni idéologie, tout au plus un leader encore virtuel
Il en ressort de l’interview de Slim Azzabi, que l’idée qui s’impose au regard de cette réalité tragique est d’éviter de faire de Tahia Tounes un parti de plus. Il sera, dit-il, pareil aux autres partis, à la différence près qu’il sera repensé, réformé, intègre, composé d’individus ayant un parcours et des points de vues sociopolitiques différents et non pas divergents; un parti sans indélicatesses ni défaillances, sans contrôle hiérarchique rigide, et dans lequel la participation de ses cadres à la décision se ferait horizontalement, de même qu’il sera entièrement décentralisé.
Demeurent cependant les questions qui fâchent mais qui n’ont pas entamé l’enthousiasme de Slim Azzabi. Comment Tahia Tounes arrivera-t-il à combiner le maximum possible de démocratie et une prise de décision décentralisée avec un minimum de direction dans les structures créées? De quelle identité compte-t-il se prévaloir afin de conquérir les cœurs et les esprits ? Quelle serait sa vocation première ? Quel groupe représentera-t-il ? Quelle cause entend-t-il défendre ? S’agit-il d’un mouvement socialiste, libéral-démocrate ou social-démocrate ? Réussira-t-il à assurer la primauté du bien commun sur les intérêts privés ? Que serait son objectif stratégique ? Quel modèle de société compte t-il mettre en œuvre ? Si on comprend bien, Tahia Tounes n’aurait pour le moment ni doctrine, ni idéologie, tout au plus un leader encore à l’état virtuel.
Les choses deviennent encore plus problématiques lorsqu’on observe les faits du côté de la réalité toute crue, humaine, fonctionnelle, sans parti-pris politique ni discrimination. Car de quelle façon le Premier ministre d’hier entend-t-il redresser demain le pays alors que le bilan de ses deux années à la tête du gouvernement, et sans trop entrer dans les détails, est nettement en-deçà de l’acceptable pour ne pas dire carrément désastreux?
Il n’y a rien de surprenant là-dedans, nous répond ingénument Slim Azzabi, il lui suffirait, en toute autorité et une fois élu, de relancer les moteurs classiques de l’économie, revenir aux fondamentaux de la deuxième révolution industrielle du siècle dernier : relancer la production textile (plus que jamais concurrencée par les enseignes franchisées), l’activité agricole (toujours tributaire de la pluviométrie et de moins en moins rentable pour les paysans), et le tourisme (entendons par là celui de masse aux prix bradés). Ce n’est qu’ainsi que le pouvoir d’achat retrouvera toute sa vigueur et l’inflation disparaîtra comme par enchantement (avec des salaires qui n’évoluent pas, des prix qui augmentent et une monnaie qui perd chaque jour de sa valeur?). Chapeau l’artiste !
Pas un mot cependant sur la «nouvelle ère», celle qui se caractérise par une croissance forte et durable, une inflation presque nulle, des taux de chômage très faibles, des salaires réels en hausse. Bref, qu’en est-il de la «nouvelle économie» mondialisée qui englobe les multiples changements, dont nous sommes à la fois témoins et bénéficiaires, et qui touche à la fois les technologies de communications (TIC), le monde de la finance et les échanges, mais aussi, et surtout, la gestion des entreprises et nos modes de vie. Ce modèle, jugé hors de portée, n’est pas d’actualité.
Compromis d’appareils ou groupement d’individus autour d’un programme ?
Après l’économie fiction, vient le tour de la politique fiction. Dans ce domaine comment Youssef Chahed compte-t-il s’y prendre pour débarquer sur une scène politique déjà bien surchargée et chaotique, sans parler des concours d’arrogance entre les dirigeants ? Tout simplement, nous rassure Slim Azzabi, en adoptant une nouvelle technologie politique brassant large, supprimant les clivages. Le maître-mot dans ce cas est «rassemblement». Un mot-slogan, issu du langage courant et que le discours politique a produit à son sujet d’abondantes gloses.
Pour lancer son entreprise, Youssef Chahed a le choix entre deux options : démarrer son mouvement de zéro en comptant sur ses propres fonds, bien insuffisants, ou reprendre des fonds existants ailleurs pour en faire siens. Le recours aux mots d’«ouverture» et de «rassemblement» par son lieutenant qui fait fonction d’écho, même d’exégèse, résume la stratégie de Chahed de conquête du pouvoir et donc de l’électorat. Pour cela, il faut faire appel aux autres partis en transcendant les clivages politiques et en bousculant les lignes de frontière parlementaires. Arriver en quelque sorte à annihiler les egos surdimensionnés des dirigeants de partis pour nourrir le sien.
Pour le moment, Youssef Chahed fait des appels du pied et pratique la politique de la main tendue. Mais les réactions à la composition de ce mouvement, en fait d’union nationale, sont plutôt critiques et l’attente d’ouverture quelque peu frustrée. Pour le moment, et lorsqu’on exclut les adhésions insignifiantes comme celle d’Al-Moubâdara et autres confréries politiques, il ne reste plus grand-chose. On nous dit qu’il a déjà l’agrément d’un quasi immortel cacique du RCD (Mondher Zenaidi), que certaines réponses sont étrangement positives (Machrou Tounes), et d’autres publiquement négatives (Afek Tounes), mais le compte n’y est toujours pas.
Youssef Chahed pense sérieusement que l’appel de Monastir doit être entendu par tous, car qui refusera l’union des Tunisiens pour l’emploi, le rassemblement pour la justice sociale, et qui rejettera les principes de la liberté démocratique et des valeurs fondamentales de la République?
Youssef Chahed, désormais pionnier du rassemblement, compte faire le bonheur de tous, trop tôt, trop vite, au prix d’une espèce d’asphyxie générale. Par des appels à la constitution d’une majorité présidentielle transcendant les clivages traditionnels, il cède à la tentation totalitaire en faisant de cette majorité un compromis d’appareils.
Or, la démocratie ne peut sérieusement exister que si les individus se groupent d’après leurs fins et leurs affinités politiques, c’est-à-dire que si, entre l’individu et l’Etat viennent s’insérer ces formations collectives dont chacune représente une certaine orientation commune à ses membres, un parti politique et non pas un parti unique.
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