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Chahed transformera-t-il l’inquiétude sourde des Tunisiens en lueur d’espoir ?

Encore une chose. Si Amal Tounes/Tahya Tounes réussit son coup et s’impose comme un puissant adversaire portant un véritable projet d’avenir, il y a fort à parier que Youssef Chahed se fera surprendre par la visite surprise du plus vicieux des opportunistes, Néji Jalloul. Pour lui demander l’asile politique ?

Par Yassine Essid

Emmanuel Macron avait renoncé à aller à Davos pour une affaire de «Gilets jaunes». Pour sa part, Youssef Chahed avait préféré l’air pur de la montagne, la neige, le chalet et le feu de bois aux fâcheux effets politiques de la grève générale du 17 janvier 2019 qui avait paralysé tout le pays.

Mais pourquoi Davos ? Et à quelles fins ? Certainement pas pour se faire entendre des 26 plus riches milliardaires qui détiennent autant d’argent que la moitié la plus pauvre de l’humanité. C’est encore moins pour contribuer à l’amélioration de l’état du monde, ni pour tester les réactions internationales à ses projets de développement ou pour associer ses pairs à ses analyses géopolitiques. Son séjour, riche et chic est, à l’instar de la vocation même du Forum, un moyen pour l’élite politique et financière de ce monde de se déconnecter de la réalité. Ce n’est rien de plus qu’une enclave de l’entre-soi, une mise à distance active ayant pour but de marquer des frontières entre dirigeants et dirigés, entre riches et pauvres, et où, une fois l’an, les grands de ce monde se croisent, se serrent la main, échangent des propos sans intérêt, se font des promesses de marin, et puis s’en vont.

Pauvreté, démocratie, géopolitique et autres balivernes

Sauf que cette escapade, loin des désagréments qui harcèlent M. Chahed au quotidien, a un coût. Entre ticket d’entrée, cotisation annuelle à la fondation, frais des accompagnateurs, hébergement et déplacements, la facture s’avère salée. Au tarif du taux «Chahed» d’un dinar tunisien aussi démonétisé que sa politique, c’est au bas mot 400.000 DT de frais. Bravo pour la solidarité sociale et l’austérité économique, à moins qu’il s’agisse d’une invitation spéciale tous frais compris !

Cependant, et de la bouche même de son concepteur, participer à un tel forum ne sert plus à rien, puisque le véritable «réseautage» se fait dans les hôtels, loin de la foule. Mais qu’importe, tant qu’on peut toujours en mettre une couche supplémentaire de beurre sur notre tartine. De plus, le FMI ne nous demande-il pas aux pauvres de dépenser toujours plus en gagnant moins ?

Ceci étant, M. Chahed a eu quand même l’insigne honneur de mêler ses réflexions à celles des autres participants, d’interpeller gouvernements, entreprises, élites économiques, et particulièrement la patronne du FMI, pour qu’ils s’engagent davantage afin d’atténuer les inégalités mondiales qui empêchent des centaines de millions de personnes de sortir de la pauvreté. Il a aussi parlé de démocratie, de géopolitique et autres balivernes que les participants oublient aussitôt les symposiums terminés.

Vendre l’utopie d’une démocratie stable dans une région chaotique

Enfin, et c’est le but recherché, il fallait surtout vanter aux investisseurs potentiels présents sur place les vertus, bien approximatives, d’un pays, certes en crise, mais qui ne manque pas d’atouts; l’utopie d’une démocratie stable dans une région chaotique. Rien qui puisse effaroucher des chefs d’entreprise qui craignent par-dessus-tout ce qui leur inspire la défiance.

Il apparaît ainsi qu’on trouve en Tunisie un Premier ministre jeune et dynamique parfaitement autonome et entièrement engagé pour le développement du pays, un chef d’Etat bienveillant qui n’intervient que dans les domaines que lui dicte la constitution, un parlement respectueux de la démocratie avec des députés qui adhèrent tous à la charte d’engagement moral pour un débat parlementaire digne, et des politiciens hors normes qui engagent leur intérêt propre dans l’intérêt commun qui fait d’eux des porte-paroles de la société.

Il y a bien une opposition politique mais, tout en étant respectueuse des institutions, est parfaitement inaudible et de pure forme. La Tunisie se distingue notamment par sa stabilité sociale, par des partenaires sociaux qui soutiennent sans réserve le gouvernement, participent à l’élaboration des politiques pour l’emploi, cultivent le civisme social et la responsabilité fiscale. Un patronat qui revendique un engagement militant, et un syndicat solidaire de la politique gouvernementale tout en encadrant une main-d’œuvre imbue des valeurs citoyennes et patriotiques.

Quant à l’Etat, il n’arrête pas d’appliquer une politique de redistribution équitable, veille à conserver un système éducatif performant, participe au maintien d’une classe moyenne émergente bénéficiant de salaires confortables et portée vers le consumérisme. Il améliore en permanence les conditions de vie d’une classe ouvrière homogène, disciplinée, ambitieuse avec une force de travail performante.

C’est enfin un pays qui dispose des meilleures infrastructures ainsi que d’entreprises publiques à la fois prospères et ouvertes sur le monde. Bref, une société solidaire, un Etat efficace, une justice équitable qui contribuent à une consolidation de la démocratie et sont de nature à attirer sans efforts supplémentaires tout investisseur étranger.

Maintenant, si Davos est le bon endroit pour côtoyer les grands de ce monde, c’est surtout le lieu approprié pour se sentir déjà dans la peau de quelqu’un qui s’apprêterait à assumer un jour la fonction suprême.

Son activité est en soi un programme politique en mouvement

Dans cette perspective, M. Chahed a bien calculé son coup. Discret, cachottier même, brouillant les pistes, il n’arrêtait pas de jurer ses grands dieux que l’élection présidentielle ne l’intéressait guère, qu’il gardera son poste jusqu’au bout alors qu’il avait déjà mis son sabot dans la cheminée. Certains avaient même fini par adhérer à sa bouleversante et solennelle intention, parfois avec regret.

Le droit de rétraction ne s’appliquant pas aux politiques, le minimum pour un futur candidat serait de disposer d’un parti qui constituerait l’émergence d’une nouvelle alternative.

Contrairement aux autres candidats, il n’a nul besoin de s’identifier, tenir des réunions, ou expliquer son message politique et socio-économique. Son activité de Premier ministre est en soi un programme politique en mouvement. Alors rien ne l’arrêtera désormais, ni ses démêlés avec les dirigeants de Nidaa Tounes, ni l’hostilité à son endroit de la famille Caïd Essebsi qui sert plus qu’elle ne nuise.

Par ailleurs, l’absence d’adversaires sérieux, tellement nombreux et inconnus du public, ne saurait lui porter ombrage, sans parler des partis politiques qui n’ont plus la côte car ils ne comprennent pas les problèmes du pays. D’ailleurs partout dans leurs rangs l’heure est à la désertion. Enfin, son bras de fer avec une UGTT devenue non pas la solution mais le problème, lui assure aujourd’hui des sympathisants, des réseaux de soutiens, et demain peut-être quelques riches mécènes.

Créer un parti tout en restant chef de gouvernement

Créer un parti tout en restant chef de gouvernement, un statut qui remplit d’indignation ses adversaires, n’est pas une tâche que l’on mène en solitaire. Il faut d’abord un noyau dur de fidèles partisans avant de commencer, avec méthode et perspicacité, par réunir des membres en grand nombre qui soient engagés, disciplinés, partageant les mêmes aspirations et capables de diffuser son message. Pour ce faire, M. Chahed a débauché le chef de cabinet de la présidence de la République tout en se débarrassant d’une ministre inconditionnelle de Nidaa Tounes. Quant aux ministres non-nahdhaouis de son gouvernement, ils sont tous dans l’expectative et attendent de savoir exactement dans quelle direction le vent va tourner. Le ministre de l’Agriculture, par exemple, qui tient à son poste comme à la prunelle de ses yeux, et qui n’a aucune chance de retrouver ses joutes politiques au café l’Univers, prétend qu’il attend de connaître le programme du nouveau parti pour se décider.

Un parti politique qui entend porter un nouveau projet doit d’abord avoir son nom. Se pose par conséquent la question du choix du bon nom. Il faut pour cela se démarquer des autres partis qui se réclament tous de la Tunisie au point qu’on a fini par ne plus trop savoir ce que représente vraiment le pays pour cette diversité.

Il y a évidemment «L’appel au secours ! de Tounes» avec Hafedh Caïd Essebsi comme un chef de bande désormais esseulé. Il y a aussi le «Le Projet de Tunisie machrou’ tounes», un grand dessein encore au stade d’ébauche et des députés qui désertent sous les yeux d’un dirigeant rempli de sévérité, doté d’un délire de grandeur devenu trop encombrant. Il y a enfin le bloc «la Coalition Nationale» au parlement, celui de Mustapha Ben Ahmed, qu’on présume acquis à M. Chahed.

Il faut que le nom du nouveau parti soit court, simple, novateur et définisse un optimisme dans un contexte déprimant. Quoi de mieux que l’annonce d’une promesse d’avenir incluant la personne en charge que l’on présume comme ayant les qualités requises pour réussir ce qu’elle promet ? Bref, quoi de mieux que «L’Espoir de la Tunisie, amal tounes» ou encore

«Vive la Tunisie, tayha Tounes », qui semble tenir la corde.

Un mot magique, tout droit sorti de la tête pensante de Slim Azzabi, pressenti secrétaire général du futur parti. Les responsables d’Amal Tounes ou Tayha Tounes, pour l’heure en filigrane, sont soucieux de ne pas brûler les étapes. Ils attendant le moment opportun pour attirer tous ceux qui ressentent l’amer et coléreux dépit d’avoir été floués par leurs partis d’origine, qui sont toujours capables de s’engager avec une faciliter déconcertante dans un nouveau mouvement pour mener les Tunisiens au seuil d’un avenir illimité.

Amal Tounes/Tahya Tounes n’est pas que de l’euphorie et de la confiance, mais un ensemble de mesures concrètes, touchant tous les aspects de la vie quotidienne, qui feront converger tous ceux qui recherchent les moyens d’une vie meilleure. Améliorer la situation économique, encourager l’investissement et l’emploi, rétablir la paix sociale, assurer la sécurité, développer l’éducation, le système hospitalier, les services publics, assurer l’aide aux plus démunis, réformer la fiscalité, prévoir les services essentiels en cas de grève. Bref, la même abondance de promesses tous azimuts.

Ainsi, Amal Tounes transformera l’inquiétude sourde des Tunisiens en lueurs d’espoir.

L’espoir pour les sans espoir réalisé par l’audace de celui qu’on suppose en passe de réussir l’impossible. C’est le retour du bon et vieux gouvernement, porteur d’un large et ambitieux programme. Dormez bien, braves gens, demain nous appartient.

Cependant une question ne manquera pas de tracasser les rabat-joie et les envieux. À celui qui s’apprête à nous vendre bientôt de l’espoir, on ne manquera de rétorquer, comment il compte s’y prendre alors qu’en charge du gouvernement pendant deux ans, il avait échoué à renverser les cours des choses et son bilan est jugé plutôt désastreux ?

Certes, reconnaissons que son action était largement contrecarrée par la mauvaise volonté des uns, l’hostilité des autres, les pièges et trahisons de tous ceux qui n’arrêtaient pas de brader le pays et qui craignaient qu’il réussisse. Mais admettons toutefois qu’il a beaucoup contribué avec indifférence à sa propre déconfiture, ayant été incapable de faire prévaloir la ligne d’action qu’il comptait adopter et remplir le rôle qu’il s’est choisi.

Le «père» cynique et l’enfant insoumis

Bien que responsable de l’exécutif, M. Chahed se retrouvait pour l’essentiel soumis aux volontés d’un chef de l’Etat qui prend toute la place et souffre peu la critique. Bien qu’ulcéré de ce que le pouvoir lui échappe, il continuait pourtant à aller rendre compte régulièrement à Béji Caïd Essebsi de son activité. Pendant deux années, il s’est fait ainsi balader par un père cynique accompli et un fils abruti doublé d’un spécialiste de la palinodie et des coups tordus. Malgré cela, il n’avait jamais essayé de prendre ses distances, définir les frontières, rappeler aux uns et aux autres que présider n’est pas gouverner, c’est le Premier ministre qui gouverne et engage une politique qu’il est seul censé défendre devant la représentation nationale.

Le problème qui se pose aujourd’hui à M. Chahed est qu’il ne suffit pas de créer un parti, lui donner un nom, un logo, un siège et un site internet pour le faire exister. Il lui faut un programme qui ne coûte pas cher car on il a déjà raclé les fonds de tiroirs.

Or, aujourd’hui tous les programmes, qui ne sont que des listes d’épiceries, se ressemblent peu ou prou et, par manque de résultats tangibles, avaient fini et finiront par ne plus soulever l’enthousiasme des électeurs au même titre que les dirigeants politiques qui, ajustant sans cesse leur tir, presque au jour le jour, ne leur inspirent plus confiance mais défiance.

Le plus dur aujourd’hui pour les partis, et plus encore pour M. Chahed qui n’a pas brillé par son bilan, est de faire en sorte que les Tunisiens, lassés de ces interminables querelles et désireux de passer à autre chose, reprennent goût à la politique sous l’autorité de quelqu’un qui lui donne crédibilité, qui dirige, sait ce qu’il veut et prend des décisions.

En attendant, le grand souffle, le grand projet mobilisateur, le dirigeant rassembleur, l’appel aux forces vives, la fin de la disette et l’ère de l’abondance, bref, «l’Espoir» de M. Chahed, ce sera pour une autre fois.

Encore une chose. Si Amal Tounes/Tahya Tounes réussit son coup et s’impose comme un puissant adversaire portant un véritable projet d’avenir, il y a fort à parier que M. Chahed se fera surprendre par la visite surprise du plus vicieux des opportunistes, Néji Jalloul. Pour lui demander l’asile politique ?

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