Accueil » Le poème du dimanche : ‘‘J’ai descendu, en te donnant le bras’’ d’Eugenio Montale

Le poème du dimanche : ‘‘J’ai descendu, en te donnant le bras’’ d’Eugenio Montale

Né à Gênes, le 12 octobre 1896 et mort à Milan le 12 septembre 1981, Eugenio Montale est l’un des plus grands poètes italiens du 20e siècle. Prix Nobel de littérature en 1975 «pour sa poésie distinctif qui, avec une grande sensibilité artistique, a interprété les valeurs humaines sous le signe d’une vision de la vie sans illusions».

En 1929, il dirige le Cabinet de Vieusseux à Florence, mais il se voit éloigné car il n’adhère pas clairement au fascisme. Après la guerre, il s’inscrit au Parti d’Action et devient l’un des rédacteurs de ‘‘Il Mondo’’.

La première période de la poésie de Montale présente l’affirmation du lyrisme, la seconde approfondit l’expression et la poétique des motifs introduits dans ‘‘Os de seiche’’, 1925. Dans ‘‘Les Occasions’’, 1939, la poésie est faite de symboles, d’analogies, d’énoncés limpides très différents de l’abandon et du discours cordial des poètes du XIXe siècle. Les derniers recueils de poèmes (‘‘Xenia’’ (1966), ‘‘Satura’’ (1971) témoignent d’une manière définitive du détachement du poète – ironique, mais jamais amer – de la vie. A la fin de sa vie, il publie encore un chef-d’œuvre sous le titre volontairement mineur des ‘‘Autres vers’’ (1980).

* * *

J’ai descendu, en te donnant le bras, plus d’un million d’escaliers,
et maintenant que tu n’es plus là c’est le vide à chaque marche.
Même ainsi notre long voyage a été court.
Le mien dure encore, et je n’ai plus besoin
des correspondances, des réservations,
des embûches, des déboires de qui croit
que la réalité est celle qu’on voit.

J’ai descendu des millions d’escaliers en te donnant le bras,
et non parce que quatre yeux y voient sans doute mieux.
C’est avec toi que je les ai descendus, sachant que, de nous deux,
les seules vraies pupilles, malgré leur épais voile,
c’étaient les tiennes.

Traduit de l’italien par Patrice Dyerval Angelini

* * *

Les mots.

Les mots
S’ils se réveillent
refusent leur demeure
la plus propice, vélin
de Fabriano (1), encre
de Chine, sous-main
de cuir ou de velours
qui les garde au secret ;

les mots
quand ils s’éveillent
s’étalent au dos
des factures, dans les marges
des billets de loto,
sur les faire-part
de deuil ou de mariages ;

les mots
ne demandent rien d’autre
que l’imbroglio (2) des touches
sur l’Olivetti portative,
que l’ombre des goussets
de gilet, que le fond
de la corbeille à papier, réduits
en boulettes ;

les mots sont bien malheureux
de prendre la porte (3)
comme des filles (4) et d’être reçus
avec fougueux bravos
et déshonneurs ;

les mots
préfèrent le sommeil
dans la bouteille (5), au sort dérisoire
d’être lus, vendus,
momifiés, mis à hiberner ;

les mots
sont à tous et vainement
se cachent dans les dictionnaires
car il y a toujours un cuistre
qui déterre les truffes (6) les plus puantes, les plus rares ;

les mots
après une attente éternelle
renoncent à l’espoir
d’être prononcés
une fois pour toutes
puis de mourir
avec leur maître.

Traduit de l’italien par Patrice Dyerval Angelini

Notes :
1- Papeteries célèbres à Ancône dans les Marches.
2- Imbroglio : signification en tous sens possibles.
3- Prendre la porte : Montale joue sur le double sens de buttate fuori (mots exprimés, émis et mis à la porte) ; de plus, il buttafuori est le régisseur au théâtre.
4- Des filles : terme noble.
5- La bouteille à la mer.
6- Selon Eugenio Montale, les truffes dégagent souvent une odeur nauséabonde.

* * *

S’assoupir, pâle et recueilli…

S’assoupir, pâle et recueilli,
auprès d’un brûlant mur d’enclos,
écouter parmi les ronces et les broussailles
envols claquants de merles, bruissements de serpents.

Dans les craquelures du sol ou sur le vesceron
épier les files de fourmis rousses
qui se brisent tantôt et tantôt s’entrelacent
au sommet de minuscules meules.

observer dans les feuillages la palpitation
lointaine des écailles de mer
tandis que des pics chauves s’élèvent
de tremblants grésillements de cigales.

Et, marchant au soleil qui aveugle,
sentir, triste merveille,
combien sont toute la vie et ses peines
dans ce cheminement le long d’une muraille
qui porte tout en haut des tessons de bouteille.

Traduit de l’italien par Patrice Angelini.

Le poème du dimanche : ‘‘Poèmes choisis’’ de Fernando Pessoa

Le poème du dimanche : ‘‘Ithaque’’, de Constantin Cavafy

Le poème du dimanche : ‘‘Les quatrains valaisans’’ de Rainer Maria Rilke

Donnez votre avis

Votre adresse email ne sera pas publique.