Deux Tunisie qui se regardent avec défiance mais qui sont condamnées à s’entendre.
Comme les Tunisiens sont des gens très gentils, on préfère les voir comme victimes, parfois, de leurs propres erreurs, plutôt que comme celles de calculs ou de conspirations qui, le plus souvent, sont trop complexes pour être facilement réussis.
Par Edward Mortimer *
La Tunisie, il faut bien l’avouer, ne figure pas beaucoup à la une de l’actualité britannique, même les jours rares où celle-ci n’est pas monopolisée par le psychodrame de plus en plus obnubilant du “Brexit”.
L’exception, bien sûr, fut l’attentat de Sousse en 2015, dans lequel trente de mes compatriotes ont trouvé la mort.
Cela nous a valu, le 8 février 2019, un bref reportage à la BBC sur la condamnation de sept personnes, tenues coupables de cet acte de terrorisme, à la prison à vie – reportage qui, à son tour, a permis de rappeler aux auditeurs que, depuis l’été 2017, le Foreign Office ne déconseille plus le voyage en Tunisie, même s’il avertit toujours le touriste sur la persistance de menaces potentielles.
À part ça, on entend peu parler de ce pays, sauf lorsqu’il est mentionné, de temps en temps, comme «seul survivant du printemps arabe». Faut-il donc conclure que «no news is good news»?
Immersion dans la vie politique tunisienne
La question m’intriguait suffisamment pour qu’au mois du janvier 2019 je saute sur l’invitation de mon ami Sir Adam Roberts, politologue très distingué et ancien président de la British Academy, à faire partie d’un groupe de spécialistes de l’université d’Oxford devant discuter, avec des experts et des politiciens tunisiens, des conclusions d’un livre sur la ‘‘Civil Resistance in the Arab Spring: Triumphs and Disasters’’ (Oxford University Press, 2016), auquel nous avions contribué et qui, depuis, a été traduit en langue arabe:
‘‘المقاومة المدنية في الربيع العربي : الانتصارات والكوارث’’
En fait, si on a bien pu avoir de très riches discussions sur ce thème avec profs et étudiants en droit et sciences politiques aux universités de Tunis-Carthage et de Sfax, la visite a été si bien organisée par notre ami Walid Haddouk (chercheur independant, activiste de la société civile et ancien conseiller du président par intérim Moncef Marzouki) qu’elle a tourné en véritable immersion dans la scène politique tunisienne contemporaine.
On a été reçu successivement par Iyed Dahmani (ministre auprès du chef du gouvernement chargé des Relations avec l’Assemblée des représentants du peuple et Porte-parole du gouvernement); Sihem Bensedrine (présidente de l’Instance Vérité et Dignité); Ali Laarayedh (ancien chef de gouvernement provisoire), avec d’autres membres de la direction d’Ennahdha – le Cheikh Rached Ghannouchi lui-même s’étant déplacé cette semaine-là à… Davos –; puis, séparément, Abdelhamid Jelassi, qui s’est un peu écarté de la direction du même parti tout en restant membre de son Conseil de la Choura; Khalil Amiri (secrétaire d’Etat à la Recherche scientifique); le président Marzouki, à son domicile à Sousse; Abdellatif Mekki (président de la Commission parlementaire pour la Défense et la Sécurité, ancien ministre de la Santé Publique); et par Kamel Morjane (actuellement ministre de la Fonction publique, ayant été ministre de la Défense et des Affaires étrangères du temps de Ben Ali).
Dans un contexte moins formel, on a pu aussi rencontrer des personnalités telles que Mustapha Ben Jaafar, Ouided Bouchamaoui, Bochra Bel Hadj Hmida, Chafik Sarsar, Rachid Khechana, Omeyya Naoufel Seddik et Houcine Jaziri.
Nous avons parcouru le pays jusqu’à l’oasis de Douz, ce qui nous a appris à quel point il peut faire froid à une telle latitude, et aussi permis de goûter la viande de chameau, et puis, le lendemain, d’entendre le récit de la lutte pour la gestion et l’exploitation collective de la palmeraie de Jemna, directement des lèvres de Tahar Tahri, président de l’Association de défense créée par les cultivateurs.
À Sfax, on a vu la rue Habib Thameur, rebaptisée «Charaa Al-Chahid Saddam Hussein», sans doute par des UGTTistes, dont le QG régional se trouve en face; mais aussi le monument qui commémore l’émancipation des esclaves par le Bey en 1846.
De retour à Tunis, on a eu la chance de croiser, dans l’hémicycle de l’ARP, le vice-président Abdelfattah Mourou, proprement vêtu en cheikh, qui nous a donné un petit cours d’histoire pour démontrer qu’en toute chose – qu’il s’agisse de la démocratie ou de la galère – Carthage a toujours été en tête par rapport à Athènes ou Rome. Et enfin, à titre personnel, j’ai pu assister à la présentation du livre de Hachemi Alaya sur “Le modèle tunisien”, et aussi faire la connaissance du directeur de Kapitalis.com.
Qu’est-ce qui a empêché de donner la priorité aux réformes socio-économiques ?
Pas mal pour une visite de six jours, vous pouvez penser. Et pourtant mon ami Francis Ghilès, grand connaisseur des affaires maghrébines, m’a fait observer au retour que la liste ne comprenait aucun des principaux «acteurs économiques» du pays. Ce qui est sans doute vrai, mais peut-être pardonnable dans la mesure où notre «expertise à nous», telle qu’elle est, tombait plutôt du côté sociopolitique.
Et pourtant, aucun de nos interlocuteurs n’a manqué de nous parler de la situation économique très préoccupante, sinon désastreuse, dans laquelle se trouve le pays; ni du fait que la révolution, malgré ses succès relatifs en matière de mise en place des institutions de l’Etat de droit, n’a nullement su répondre, jusqu’à présent, aux attentes de la population en matière de justice sociale; ni de la désillusion générale qui en résulte, et qui fait que la participation électorale tombe de scrutin en scrutin – une courbe descendante qui a peu de chances de s’infléchir lors des élections législatives et présidentielles prévues l’automne prochain. Tous, d’ailleurs, sont d’accord pour accepter que la responsabilité de cet échec tombe sur eux-mêmes, les acteurs politiques.
Qu’est-ce qui, donc, a empêché cette élite de donner la priorité aux réformes socio-économiques nécessaires?
Il y a sans doute la corruption, et la défense de leurs acquis par les rescapés de l’ancien régime. Certains ne vont-ils pas jusqu’à qualifier Nidaa Tounes de parti «contre-révolutionnaire»?
Il y aussi un désaccord très familier gauche-droite sur le contenu de telles réformes. D’un côté, on insiste sur la prescription plus ou moins libérale du FMI, ou même (comme M. Alaya, par exemple) sur la nécessité d’une révolution économique proprement thatchérienne. De l’autre, on braque l’attention plutôt sur les ravages faits dans d’autres pays en voie de développement par le «Washington Consensus», et fait remarquer qu’en Occident même il y a maintenant une forte réaction, à gauche et à droite, contre la domination néolibérale que nous venons de vivre pendant quatre décennies.
Il y a, ensuite, le système politique et institutionnel bâti avec tant de soins depuis 2011, dont les fondateurs – un peu à l’instar de leurs prédécesseurs américains du 18e siècle – ont surtout voulu éviter une concentration de pouvoirs dans les mains d’un individu ou d’une faction.
Ajoutez-y la multiplicité des partis plus ou moins petits et faibles, surtout du côté laico-libéral, et on voit que les dés sont pipés et empêchent la constitution d’un gouvernement homogène, capable de formuler et d’implémenter une politique claire. Ce qui incite certains (M. Morjane, par exemple) à prôner un retour au système présidentiel, alors que d’autres mettent plutôt leurs espoirs dans la formation d’un parti fort et d’une majorité parlementaire solide autour du chef de gouvernement actuel, Youssef Chahed.
La méfiance réciproque entre les laico-libéraux et les islamo-conservateurs
Derrière tout cela il y a, bien sûr, la méfiance, et la division entre deux sensibilités – laico-libérale d’un bord, islamo-conservatrice de l’autre. Si l’on a mis en place un tissu de dispositions qui visent à empêcher un retour aux méthodes autoritaires, c’est en partie au moins parce que chacune de ces deux sensibilités reste méfiante vis-à-vis de l’autre. Les laïcisants ont toujours peur de se retrouver sous un régime de Chari’a – par lequel ils entendent la soumission des femmes, la restriction de la liberté d’expression, voire l’introduction des «hudud» dans le code pénal. Et les Nahdhaouis, de leur côté, redoutent une contre-révolution brutale à l’égyptienne.
Ces deux craintes se rejoignent en aboutissant au résultat, en lui-même bénéfique, de la priorisation des libertés et de l’Etat de droit; mais comme chaque côté doute de la bonne foi de l’autre, elles tendent aussi à empêcher la formation d’un gouvernement uni et fort.
On a bien gouverné ensemble depuis huit ans, avec une variation quasiment constante du dosage, mais on l’a fait dans le cadre d’une coalition instable, au sein de laquelle chacun guette l’autre, plutôt que dans une harmonie réelle. Ça rappelle un peu la France des années 1944-47, lorsque communistes, socialistes et républicains populaires se trouvaient obligés de gouverner ensemble, parce que chacun redoutait ce que feraient les autres si l’on les laissait gouverner seuls.
L’idéologie d’Ennahdha est sans doute au pôle inverse du communisme. Mais le discours des Nahdhouis que j’ai rencontrés me rappelait fortement celui des communistes italiens que j’interviewais du temps de l’eurocommunisme, soit dans les années 70 et 80.
À cette époque aussi, un parti considéré comme un danger pour la démocratie cherchait à rassurer les autres sur ses intentions. Au début, ces assurances ne convainquaient pas, ayant trop l’air d’un masque qui serait vite jeté une fois le pouvoir acquis. Mais peu à peu les dirigeants du parti ont réussi à faire croire à leur sincérité, en expliquant qu’eux aussi avaient besoin de garanties contre le totalitarisme. («Mi sento piú sicuro di quà» – «Je me sens plus en sécurité de ce côté-ci», répondait Enrico Berlinguer lorsqu’on lui demandait s’il ne préférait pas la protection de l’Otan à celle du rideau de fer.) Et en fin de compte, une fois terminée la guerre froide, ils ont eu gain de cause – le parti successeur du PCI se faisant accepter comme force de centre-gauche au sein du système démocratique, alors que l’un des chefs de file de l’eurocommunisme, Giorgio Napolitano, gagnait le respect quasi-unanime de ses compatriotes comme ministre de l’Intérieur, puis chef de l’Etat.
Les dirigeants d’Ennahdha donnent une impression de prudence, de modernité et de pragmatisme
Ennahdha suit-elle le même chemin? C’est aux Tunisiens de juger, mais j’en étais plus ou moins persuadé en écoutant des gens comme MM Laarayedh, Jelassi et Jaziri. Ils m’ont fait une impression plutôt favorable, de prudence, de modernité et de pragmatisme – loin du stéréotype d’un militant islamiste. Ce sont des gens à qui une longue expérience de prison, de torture ou de l’exil a visiblement donné à réfléchir, et qui en ont profité. Et j’ai remarqué aussi que leurs rapports avec leurs homologues laïcs sont, en général, civilisés et même amicaux.
Pourquoi donc la froideur exprimée contre l’IVD, sur laquelle, d’après certains, Ennahdha aurait «mis la main», notamment en insistant que ses enquêtes remontent jusqu’à 1955?
Mme Bensedrine elle-même s’est plainte devant nous de l’arrêt prématuré de son budget au mois de mai dernier, et de n’avoir pu livrer son rapport en personne ni au chef du gouvernement ni au président de la chambre. Le chef de l’Etat, par contre, l’avait reçue, mais sans la présence d’aucun photographe et sans aucune documentation officielle.
Mythe et anti-mythe : Bourguiba le héros et Ben Ali l’anti-héros
Elle n’a pas voulu donner une réponse définitive à ma question, à savoir si en fin de compte le régime de Bourguiba était pire que celui de Ben Ali. Mais elle a fait observer que, d’un point de vue purement quantitatif, il y a bien eu davantage de morts, de tortures, etc., sous le premier que sous le second. Il y a, selon elle, «des mythes et des anti-mythes». Pour beaucoup, le héros c’est Bourguiba et l’anti-héros Ben Ali, mais en réalité il avait chez tous les deux du bon et du mauvais, et «il faut sortir de cette bipolarité».
En répondant ainsi, donne-t-elle raison à ceux qui disent que l’IVD a été manipulé par Ennahdha pour détruire le mythe – et par là l’héritage – du Combattant Suprême, en matière de laïcité, droits de la femme, recherche d’une solution pragmatique au problème palestinien, etc.?
Peut-être, mais je n’en suis pas convaincu. Ce qui m’a frappé, plutôt, chez presque tous nos interlocuteurs, c’est l’importance qu’ils donnent au respect des procédures juridiques et constitutionnelles, et leur attachement à une tradition destourienne qui a caractérisé leur pays bien avant l’époque de Bourguiba. Même les étudiants à qui j’ai expliqué que l’un des objets de notre livre était de démolir le mythe de «l’exception arabe», cause sous-jacente de la surprise exagérée de l’Occident devant le phénomène du «printemps» arabe, m’ont répondu que pour eux il y a bien une exception, mais c’est une «exception tunisienne».
Certainement la Tunisie fait exception dans le panorama général, et triste, du monde arabe à l’heure qu’il est. Et sans doute n’y a-t-il pas mal de dirigeants arabes qui ressentent cette exception comme une reproche, et aimeraient bien qu’elle prenne fin. Mais de là à dire que tout ce qui ne va pas, que ce soit dans la Tunisie ou dans le monde arabe, est le fruit d’un complot étranger – le «moukhatat» cher aux commentateurs arabes – c’est un pas que j’hésiterais à franchir.
Comme j’ai du l’expliquer à l’un des étudiants qui nous ont interpellés à Sfax, nous, les Britanniques, sommes divisés en ce moment sur beaucoup de choses, mais une chose qui nous unit toujours c’est une tendance à préférer, à la théorie du complot, celle du cock-up – expression grossière qui signifie, à peu près, «balourdise». Et comme les Tunisiens sont des gens très gentils, je préfère les voir comme victimes, parfois, de leurs propres erreurs, plutôt que comme celles de calculs ou de conspirations qui, le plus souvent, sont trop complexes pour être facilement réussis.
* L’auteur a été longtemps spécialiste des affaires étrangères, et notamment du Proche Orient, dans la presse britannique, et a publié le livre ‘‘Faith and Power: the Politics of Islam dès 1982’’. Plus récemment il a été la «plume», et conseiller de communication, du secrétaire-général de l’ONU Kofi Annan.
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