Dans un contexte de contraintes, nationales et internationales, financières et économiques, la liberté de choix du politique se restreint à une gestion purement comptable au jour le jour. Or, il s’avère que la contrainte économique n’existe pas, et que n’existent que des mauvais choix de priorités politiques.
Par Yassine Essid
Si Emmanuel Macron avait dès le départ annulé la hausse de la taxe carbone, il aurait non seulement évité à la France un déferlement de protestations dont personne ne peut désormais en prévoir la fin ni le degré de mobilisation, mais il a été obligé de débourser 10 milliards d’euros, ce que les syndicats ne sont pas arrivés à obtenir en cinq années de négociations, de protestations et de grèves, sans pour autant satisfaire pleinement les contestations populaires des «gilets jaunes» qui font de la surenchère face aux reculs du gouvernement.
En Tunisie, après plusieurs démentis officiels, devenus décidément prémonitoires, sur une nouvelle hausse du prix des carburants le gouvernement, qui suppose que les Tunisiens aient encore trop d’argent, a conclu qu’une énième augmentation des tarifs à la pompe s’avérait inévitable. «Nous y avons été contraints (‘‘tlazînâ’’) !», a avoué le Premier ministre à l’adresse d’usagers excédés par la politique de courte vue du gouvernement et son cortège de mauvaises nouvelles qui n’arrêtent pas d’alimenter leur grogne.
Le prix de l’essence devenu un indicateur du coût de la vie
Si on laisse de côté la question des nuisances, l’étalement urbain associé à des conditions de transports publics qui continuent de se dégrader, les déplacements quotidiens qui s’allongent chaque année un peu plus avec une temporalité de plus en plus longue par des véhicules privés de plus en plus coûteux, font que le prix prohibitif de l’essence est devenu un indicateur ressenti du coût de la vie et sa contestation un marqueur social. Un peu comme le serait le prix du pain s’il venait à augmenter.
Depuis 2014, l’effet inhibiteur en matière d’information se manifeste dans tous les domaines, mais c’est en économie qu’il est le plus visible, notamment en matière de hausses des prix. Les décisions deviennent alors purement arbitraires faute de l’information nécessaire pour permettre à leur sujet un minimum d’estimation de type économique.
En invoquant un problème d’ajustement, on empêche d’aller à la découverte des motifs réels de ces hausses et les façons efficaces sinon d’y renoncer du moins d’en atténuer les effets sur les catégories sociales les plus touchées qui n’ont pas un autre choix que celui d’obtempérer.
En l’absence d’arguments que la raison puisse employer pour comprendre les tenants et les aboutissants de cette décision du gouvernement, procédons dans ce cas par induction.
Comment explique-t-on l’impuissance du gouvernement à contenir cette nouvelle hausse ? Par la malchance et l’effet de l’augmentation du prix d’un baril de pétrole encore bien moins élevé que celui anticipé dans le calcul du budget 2019? Par la sotte rigueur économique qui consiste à plaire aux seigneurs du FMI? Ou serait-ce plutôt un alibi pour justifier l’absence d’une politique sociale généreuse en s’arc-boutant sur les phénomènes incontrôlables du marché et des prix?
La contraignante nécessité exprimée sur le mode fataliste
Dès lors, que le gouvernement est incapable de contrôler l’ensemble du système économique, qu’il préfère recourir aux solutions de facilité plutôt que penser l’avenir différemment, il s’acharne à relancer sous une pression irrésistible une hausse du prix de l’essence déjà suffisamment révoltante dans une société inégalitaire et sans égard pour ses effets boule de neige sur tous les secteurs de l’économie. Voilà donc la contraignante nécessité, exprimée sur le mode fataliste, qui se retrouve érigée en mode de gouvernement !
Le flou sémantique étant une source importante de polysémie, il est intéressant d’observer que le vocable utilisé par M. Chahed n’implique l’idée d’aucun choix utile dont on pourrait éventuellement se passer, mais d’une nécessité absolue, en fait une excuse commode et un moyen de déguiser avec hypocrisie la triste réalité de son action.
Si l’on se réfère au substantif arabe «lezaz», l’argument douteux de Chahed exprimerait alors dans le registre populaire l’état d’un individu ou d’une entité qui se retrouvent réduits à faire quelque chose contre leur gré. Pour un pays économiquement défaillant, cela traduit l’idée que le gouvernement n’est plus en mesure d’améliorer les conditions d’existence, ni satisfaire le besoin les plus nécessaires, encore moins d’engager des réformes. Bref, les dirigeants du pays subissant passivement les événements, se retrouvent au fil du temps «poussés», «forcés», «acculés» à opter pour des choix qui déplaisent aux citoyens quitte à ce que dans un futur proche ils en viennent à quémander leurs voix avec le culot de prétendre être des défenseurs des gens ordinaires.
Sauf qu’un aveu d’impuissance ne répond pas à la vocation de ce qu’est la politique, qui consiste entre autres à traduire les idées en actes, autrement dit à favoriser la création des richesses, en assurer la redistribution de la manière la plus équitable qui soit, et avoir des solutions pour tous les problèmes.
Or dans la mesure où nous vivons sous un régime de bric-à-brac hybride, qui ne revendique aucune référence doctrinale, n’obéit à aucune rationalité de gestion, ne donne ni n’explique les vraies raisons de ses choix, n’intervient qu’au coup par coup, qui est toujours à la traîne des événements, et prend des décisions sans évidemment en assurer le suivi, son organisation politique et sociale future continuera à relever de l’ordre du tribal, c’est-à-dire du mana totémique qui joue à la fois la fonction du principe religieux et du principe magique.
Un quinquennat qui déborde de joyeusetés
Quant bien même cette coûteuse bévue gouvernementale serait dictée par les difficultés que fait peser la crise économique qui prend chaque jour plus d’ampleur, elle ne viendra pas à bout d’une réalité socio-économique devenue incontrôlable : délabrement des services publics (l’affaire des nouveau-nés décédés dans un hôpital public en est l’affligeant exemple), le chômage, la fuite des diplômés, le déficit budgétaire et celui de la balance commerciale, le surendettement extérieur, la baisse alarmante du taux de change, l’inflation galopante, la faillite des entreprises publiques, et la corruption qui n’a jamais autant prospéré. Bref, un quinquennat qui déborde de joyeusetés.
Dans pareils cas, l’ensemble n’est maîtrisable que si on se préoccupe de la réalité globale. En principe, avec 30 ministres, 5 secrétaires d’Etat et leurs suites, cela aurait été faisable. Sauf que depuis les élections de 2014, le régime n’a pas eu une lueur de vision d’un modèle économique viable grâce à des mesures réalistes.
Paradoxalement, le pouvoir ne manque pas d’offrir aux communautés victimes de la spirale dépressive l’image d’une mondialisation heureuse : grande variété de modèles de voitures étrangères, immenses centres commerciaux et de divertissements, logements de luxe, multiplication d’un réseau d’enseignes étrangères, encouragement du consumérisme par une grande variété des produits d’importation, développement d’entreprises de grande taille, principalement dans l’agroalimentaire, qui l’hésitent pas à contrôler un marché en l’enfermant dans une pseudo-concurrence. Tout cela à coup d’une publicité omniprésente qui informe sur les qualités jamais sur les prix, et assure la promotion des biens non-nécessaires à travers des médias audio-visuels privés devenus des entreprises de crétinisation.
S’il n’a jamais existé une époque où l’organisation des moyens économiques en vue d’accroître le bien-être général pouvait nous paraître évidente, cette époque est complètement révolue. Sauf qu’aucun gouvernement n’est prêt à rendre compte de certains impératifs, car reconnaître la vérité serait suicidaire. Or, en temps de guerre comme en temps de paix, le rôle de l’Etat est de préparer l’opinion publique au pire. C’est-à-dire que les politiques de développement, censées permettre un enrichissement plus rapide tout en respectant un idéal de justice sociale, butent sur la contrainte économique du fait que le temps de la prospérité généralisée est terminé.
Contrainte économiques ou mauvais choix de priorités politiques
Dans un contexte de contraintes, internationale, financière, économique, la liberté de choix du politique se restreint à une gestion purement comptable. Dans ce débat démocratiquement oiseux, où la parole revient aux experts des institutions internationales, il est antinomique pour un agent rationnel de découvrir que ce sont les contraintes économiques qui déterminent le choix, puisque tout choix résulte d’une optimisation sous contrainte.
Dans ces conditions, il revient donc à la «main invisible» du marché, de réaliser le meilleur équilibre possible. Or, livré à lui-même, comme le préconisent les têtes d’œufs des économistes libéraux, le marché est dans l’impossibilité d’arriver spontanément à un équilibre socialement tenable, particulièrement dans un pays sous-développé. Il faut alors rendre à l’Etat ses attributions traditionnelles, celles d’intervenir pour assurer une formation et une circulation des richesses satisfaisantes.
Il s’avère cependant que la régulation conjoncturelle, si elle a été par le passé totalement impuissante contre les crises, notamment dans l’expérimentation de la plupart des modèles de développements des pays du tiers-monde, elle l’est plus encore aujourd’hui, dans un monde globalisé laissant peu de place pour des choix collectifs en matière économique et dans lequel la société civile est devenue un substitut de l’Etat pour organiser la formation et la circulation des richesses. Par le passé autant que dans le présent, la formidable crise de la dette porte témoignage de cet échec.
La contrainte économique exprime la contrainte de la réalité, sur laquelle viennent buter les volontés les plus généreuses et les promesses les plus solennelles. S’agissant de la Tunisie, cette idée prend surtout la forme de la dette extérieure, du déficit de la balance commerciale aggravé par une monnaie brinquebalante. Bref, de la mauvaise gouvernance.
Alors dans cette guerre économique de tous contre tous, dans laquelle on est entré insuffisamment outillés, on ne peut être généreux sans compromettre non pas le niveau de vie demain, mais simplement la survie aujourd’hui. Il s’avère alors que la contrainte économique n’existe pas, et que n’existent que des mauvais choix de priorités politiques.
Articles du même auteur dans Kapitalis :
Portrait croisé : Mohamed et Samia Abbou ou les deux font la paire
Donnez votre avis