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Kaïs Saïed ou le marketing électoral à la petite semaine

Kaïs Saïed veut entrer dans l’histoire par la grande porte. Mais il se refuse à l’idée que pour y être il faut la faire, c’est-à-dire en devenir l’acteur. Or, dans sa solitude politique, il essaie de dire quelque chose qui ne s’entend plus et sa parole ne s’exprime que pour préparer le silence.

Par Yassine Essid

Le fiasco carthaginois de Moncef Marzouki, un homme futile devenu un chef d’Etat dérisoire à la posture grossière, avait lourdement affecté la plus solennelle des fonctions et piétiné la dignité de son détenteur.

N’ayant ni vision de la république ni respect pour la majesté de celui censé la présider, nombre de Tunisiens, y compris des personnes intellectuellement et matériellement modestes, s’étaient exprimés à l’époque, sans le moindre complexe, dans leur propre langue et sans recourir à nul jargon politique, pour affirmer énergiquement qu’ils se sentaient parfaitement en capacité de gouverner le pays. Mais ça, c’était avant.

Tout citoyen peut-il briguer la fonction de chef d’Etat ?

Béji Caïd Essebsi, élu au suffrage universel direct, lui succéda. Malgré l’âge avancé, il n’avait rien perdu de son acuité d’esprit et possédait surtout la stature présidentielle qui lui permettait d’être la voix de la nation dans les moments cruciaux. D’être le porteur d’une parole performative par qui les mots nomment, convoquent, déclarent, racontent ou taisent. Il avait cependant ses défauts, le plus saillant desquels étant celui de détruire avec opiniâtreté et cynisme ce qu’il a mis tant de patience et d’application à édifier : son parti, Nidaa Tounes, et ses partisans. Une affection parentale surprotectrice avait aveuglé son esprit pendant tout son mandat, l’acculant à tout pardonner à un rejeton qui sort d’une terre desséchée; une faible plante sans intelligence ni éducation qui lui fit perdre toute majesté. On a fini par se détourner d’un résident qui s’évanouira bientôt sans laisser de trace dans notre mémoire. Il est même à craindre que son départ soit vécu comme un véritable soulagement pour le pays.

On a cru, après presque cinq années de mise à l’épreuve du processus démocratique née des élections de 2014, que la simpliste cervelle de bien des citoyens finirait par reconnaître que la pratique politique, à tous les niveaux, était devenue une serrure compliquée et que la préparation des changements politiques et des innovations sociales nécessaires s’exprimeraient d’abord à travers la volonté souveraine incarnée au sommet de l’Etat.

On a cru également, qu’en donnant théoriquement à tous le même droit et la même aspiration de pouvoir un jour briguer la fonction de chef d’Etat, le multipartisme, qui n’a pas conduit aux changements escomptés et n’a guère fait évoluer les pratiques politiques, finirait par décourager les postulants les plus tenaces. Or malgré tous les déboires et la nette perception de la complexité du fonctionnement d’un régime de liberté dans un pays sous-développé, certains continuent pourtant à nourrir le même légitime espoir de pouvoir un jour concourir.

La reconnaissance médiatique fait-elle un destin présidentiel ?

Loin de réduire fortement la soif de pouvoir, la perspective de le conquérir ne fait qu’augmenter chaque jour davantage le nombre des prétendants.
En conséquence, l’univers politique est en train de devenir un vaste fatras de candidats qui se dirigent à tâtons, n’ayant la plupart du temps pour seul dessein que de satisfaire un amour-propre féroce aux dépens de toutes les considérations, notamment la vaine issue d’un appel pressant à leurs hypothétiques électeurs.

Les voilà donc, encore une fois, racolant tous azimuts. Les uns persuadés qu’une reconnaissance médiatique leur suffirait pour être présidentiables. Les autres, plus connus par leur engagement dans des partis et mouvements politiques, s’adressent à une opinion publique manipulée, tantôt hésitante et détachée, tantôt indifférente ou désemparée, à travers des slogans dérisoires et des clichés sans substance. Tous prétendent cependant, comme aux dernières élections, détenir la solution définitive et entière aux problèmes d’un pays installé depuis cinq dans le marasme économique et la mauvaise gouvernance.

Cela étant, la présidentielle 2019 a cette particularité que dans le groupe des partants : hommes ou femmes politiques, chefs de partis ou candidats volontaires, figures célèbres ou méconnues du grand public, aucune tête ne dépasse. Ils se retrouvent, à la lumières des pitoyables prestations du quinquennat, tous logés à la même enseigne.

La crainte des islamistes n’est même plus un motif de ralliement

La crise de représentativité que traversent aujourd’hui tous les partis qui pourraient constituer un front contre les islamistes d’Ennahdha, celle-là même qui a permis en 2014 au feu Nidaa Tounes de se placer en alternative prometteuse pour assurer la modernisation du pays, fait perdurer les privilèges autant que la misère. Les partis qui à l’époque s’étaient tous précipités en rangs dispersés vers le pouvoir à la recherche d’un peuple qui voterait pour eux, n’ont rien de nouveau à proposer, n’arrivent même plus à faire de la crainte des islamistes un motif de ralliement, et encore moins à répondre aux besoins des citoyens, je veux parler de ceux qui n’ont pas su profiter du délitement du pouvoir, de la fraude et de l’évasion fiscale, de la corruption et du non-respect de la loi, devenus la marque de fabrique de cinq années de désordre politique.

De plus, le fait que plusieurs personnalités politiques s’étaient discréditées par des paroles indignes et par des faits délictueux, a jeté l’opprobre sur la classe dirigeante aboutissant au tropisme totalitaire du «tous pourris».

L’incertitude qui plane aujourd’hui sur la crédibilité d’anciens partis ou sur les chances de succès de certains mouvements de création récente, autrement dit l’absence d’organisations reconnues capables de faire agir autrui, a suscité chez bon nombre de personnes qui n’ont ni froid aux yeux ni peur du ridicule, l’idée qu’ils sont investis d’une mission de salubrité publique, qu’ils incarnent suffisamment la volonté générale pour se déclarer compétiteurs.

Un joyeux volontaire plein de fatuité : Kaïs Saïed

On peut évidemment parler longuement de tous ces joyeux volontaires : Nizar Chaari, Akram Masmoudi, Omar Shabou, ou Kaïs Saïed, mais c’est la personnalité de ce dernier qui nous interpelle le plus aujourd’hui du fait qu’il s’est longtemps imposé comme une figure médiatique omniprésente.

Mais qu’y a-t-il là derrière ? Un mystérieux combiné de caractéristiques agitant un individu souffrant d’aliénation politique. Une prise de conscience dé-réaliste s’exprimant par un appétit d’identité, une envie d’influencer, le besoin de satisfaire une sociabilité influente sans passer par la militance politique, et l’acharnement vain à entrer un jour dans le système des autorités reconnues et des notabilités installées. Un tel degré d’éloignement de la réalité est nettement du ressort de la psychopathologie.

Le cursus professionnel et intellectuel étant traditionnellement une des premières informations qu’un citoyen-électeur cherche à appréhender avant même de manifester de l’intérêt pour un candidat, on s’arrêtera donc à la biographie, bien frugale, il faut le dire, de M. Saïed. Un assistant en droit qui ne dispose pas d’une renommée académique qu’auraient pu lui accorder un des publications décisives dans son domaine d’expertise.

Or, malgré ce profil sans ampleur, le candidat à la présidentielle n’a jamais raté une occasion pour nous infliger d’une voix grave et forte, comme s’il récitait un texte pour les non voyants, des commentaires dictés par des événements ponctuels, prononcés avec une fatuité pédante dans un arabe littéraire que personne ne se soucie de comprendre. En cela il ne faisait qu’abuser certains chalands par les mots et rarement pas les idées.

Envie d’exister ou volonté bien vague de changer le pays?

En outre, on ne connaît pas à M. Saïd d’engagement politique, de passé militant, d’expertise politique, de pratique du terrain, d’action au sein des réseaux associatifs, d’expérience syndicale ou d’encadrement au sein d’une grande entreprise. De même qu’il n’est pas le leader emblématique d’un mouvement social, ou un défenseur tenace des droits de l’homme. Bref, rien qui puisse le destiner à une éligibilité quelconque. Il faut cependant reconnaître, à sa décharge, que bien des représentants de la classe politique actuelle ne sont pas beaucoup mieux lotis.

Rappelons à Kaïs Saïed que l’exercice politique requiert de plus en plus un langage simple et souvent fort expressif. Dans un environnement encombré par les moyens de communication de toutes natures, le message politique, qui reste fortement attachée à l’identité de l’acteur, se manifeste par excellence dans la vie politique et institutionnelle, à savoir l’aire dans laquelle les acteurs politiques exercent leurs pouvoirs et l’étendue sur laquelle ils déploient les stratégies de communication et de visibilité.

Dans l’univers médiatique tunisien M. Saïed, s’apprête à entrer carrément en politique afin d’affirmer fortement son besoin d’exister, car le fait de se sentir en insuffisance de lisibilité est vécu comme une forme d’asphyxie. Ayant assuré par de nombreux et constants rappels déclaratoires une certaine permanence, il se considère désormais comme ayant vocation à être dans l’alternance et ressent le désir de donner traduction institutionnelle à cette aptitude qu’il pense avoir pour jouer dans la société un rôle de nature politique.

La solitude en politique est mauvaise conseillère

Quelques questions se posent cependant. Au nom de quelle conviction idéologique se portera t-il candidat ?

Par l’envie d’exister ou par la volonté bien vague de changer le monde ? Comment compte t-il assurer la victoire de son parti puisqu’il n’en a pas? Quelle cause souhait-il servir du moment qu’il est isolé et n’a aucun moyen de vaincre? Quel projet de société va-t-il mettre en place, raison même de toute candidature? Il a certainement une idée. Sauf que pour ce faire, il lui faudrait d’abord régler quelques problèmes sur lesquels deux gouvernements s’étaient cassés les dents.

Or, l’occasion nous a été donnée de mesurer l’ampleur des défauts d’ajustement entre les qualifications qu’exige la conjoncture politico-économique, et les capacités réelles des titulaires de postes politiques, et de nous rendre compte que la compétence politique, qui seule permet de résoudre des problèmes du pays de manière satisfaisante en mobilisant et en intégrant diverses capacités, est tributaire de la seule appartenance partisane, autrement dit du seul respect scrupuleux des consignes du parti et l’obéissance rigoureuse aux ordres de son chef.

La solitude en politique est mauvaise conseillère et trop de confiance en soi nuit. L’intéressé, s’il fait campagne en solitaire ne fera pas carrière en politique. Les besoins de proximité sont avant tout les partis et les organisations politiques qui fournissent les militants exemplaires et la discipline collective. Ils offrent à tout candidat de faire cause commune avec ceux qui aborderont à ses côtés une campagne électorale en lui faisant bénéficier de cette confiance renouvelée qu’est une investiture.

Monsieur Kaïs Saïed est un homme fatigué, et son délire politique est symptomatique de cette fatigue. Il essaie avec l’énergie du désespoir de dire quelque chose qui ne s’entend plus et sa parole ne s’exprime que pour préparer le silence.

Monsieur Kaïs Saïed veut entrer dans l’histoire par la grande porte. Mais il se refuse à l’idée que pour y être il faut la faire, c’est-à-dire en devenir l’acteur.

Pendant ce temps… Ennahdha fait son marché…

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