L’amnistie de change pour les Tunisiens détenant des fonds à l’étranger pourrait aider à atténuer la crise financière dans le pays, mais cette amnistie doit se faire dans le respect des règles, notamment la loi contre le blanchiment d’argent.
Par Cherif Ben Ouanès
«Changeons le change», tel est l’intitulé du séminaire qui a été organisé, jeudi 16 mai 2019, à l’hôtel Movenpick Gammarth, par la Chambre de commerce tuniso-belgo-luxembourgeoise (CCTBL), sous le patronage de Marouane El Abassi, gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT), et sous l’égide du Conseil des chambres de commerce mixte (CCM).
Cette rencontre a été l’occasion pour débattre de sujets ayant rapport avec la politique financière et bancaire adoptée par l’État tunisien, et son éventuelle évolution, notamment en ce qui concerne le change et les comptes en devises.
Les différents pénalistes présents ont été unanimes sur une idée : l’importance, voire la nécessité de promulguer une amnistie de change, afin de permettre aux résidents disposant de ressources en devises de régulariser leur situation et de les déposer dans des comptes en devises ou en dinars convertibles auprès des banques tunisiennes.
Arrêter de charger des impôts à ceux qui ramènent de l’argent au pays
Naceur Hidoussi, président du CCM, a indiqué à cet effet que le fait de charger d’impôts les Tunisiens qui ramènent de l’argent de l’étranger est une «erreur monumentale», suggérant de leur permettre d’ouvrir des comptes bancaires en Tunisie et de les gérer «comme bon leur semble». «C’est, d’après moi, la seule façon à travers laquelle on fera rentrer de l’argent au pays», a-t-il développé.
Selon M. Hidoussi, cela nous permettrait de recevoir pas moins de 300 millions de dollars, «une somme qui rendrait l’âme à la BCT et au pays». Il a, par ailleurs, ajouté qu’il ne faut plus dissocier deux catégories de Tunisiens voulant, à un moment donné, ramener leur propre argent au pays : ceux qui travaillent à l’étranger et ceux qui y ont eu des commissions.
Mettre en place les conditions favorables pour l’amnistie de change
Marouane El Abassi a, de son côté, exprimé son accord vis-à-vis des suggestions du président du CCM, appelant à mettre, au préalable, en place les conditions favorables à cette éventuelle amnistie…
«Aujourd’hui, en Tunisie, il y a un supervision bancaire extrêmement poussée, en lien avec la loi sur le blanchiment d’argent, qui fait que certaines banques aient peur d’échanger les liquidités en devises des citoyens. Cela est certes contre la loi bancaire, mais présente un risque moindre pour ces établissements», a-t-il souligné.
Le gouverneur de la BCT a relevé, d’un autre côté, un «problème de communication» lié à ce sujet. Contrairement aux idées reçues, a-t-il affirmé, on peut bel et bien ouvrir un compte en devises en Tunisie, et via ces comptes, la législation en vigueur permet de faire quasiment toutes les opérations possibles. Les placements offerts pour ces comptes sont même meilleurs que ceux des États-Unis, selon M. Abassi. «Le problème est que les gens ne savent pas tout ça, et qu’en plus, ils n’éprouvent pas de confiance», a-t-il regretté.
«À partir du moment où une amnistie de change est mise en place, la BCT pourrait accorder certaines flexibilités pour ouvrir des comptes en devises à ceux qui sont dans une situation compliquée», a-t-il promis, assurant que cela devra tout de même se faire dans le respect de la loi sur le blanchiment d’argent.
M. Abassi a considéré, par ailleurs, que la période actuelle représente un «momentum» pour la promulgation de l’amnistie, compte tenu de la stabilisation du dinar lors des 4 derniers mois. Une stabilisation qui s’explique, selon lui, par une politique monétaire qui commence à porter ses fruits.
Une amnistie de change permettrait au pays d’avoir des réserves en devises décentes, d’une part et garantirait la stabilité du taux de change du dinar, de l’autre, sans compter que la Loi sur l’instantanéité de l’échange d’informations est passée et qu’elle pourrait placer certains opérateurs sur les «listes d’infractions».
La convertibilité du dinar nécessite le redressement des indicateurs macroéconomiques
Interrogé sur la question de la convertibilité du dinar, l’ancien coordonnateur au sein de la Banque mondiale (BM) a estimé que ce sujet est tributaire de la situation économique du pays et de celle des réserves de change. «En 1993, on s’était dit qu’en 2014 on allait avoir la convertibilité totale, mais entre-temps, il y a eu la révolution (en janvier 2011, ndlr), ce qui a changé toutes les variables économiques et macroéconomiques», a-t-il développé.
Une situation qui reflète l’état de désinvestissement dans le pays, selon Marouane El Abassi : «Aujourd’hui, l’exportation est en panne, et ce n’est pas lié à la non-détention de devises, mais à l’absence d’investissement depuis des années. Entre 2010 et 2018, le taux d’investissement est passé de 26% à 18% et le taux d’épargne de 22% à 8%. Comment voulez-vous qu’il y ait de la croissance dans un pays qui n’investit pas ?!».
Il est, par conséquent nécessaire, pour M. Abassi, de revenir, graduellement, aux indicateurs macroéconomiques de la décennie précédente, notamment en ce qui concerne le budget de l’État, le taux d’inflation et la croissance. Suite à cela, la convertibilité se fera «de manière naturelle».
Arrêter de diaboliser des régions, des secteurs ou des organisations
De son côté, Habib Karaouli, Pdg de Cap Bank, a appelé à arrêter de mettre tous les maux de l’économie tunisienne sur le dos de certaines régions, secteurs ou organisations, comme on le fait souvent avec le phosphate ou le pétrole «dans les discours officiels et non-officiels», assurant que les problèmes sont beaucoup plus profonds. «Il n’y a pas d’offres de solutions économiques et sociales viables pour ces régions et ces secteurs», a-t-il déploré, ajoutant qu’on n’a pas suffisamment anticipé les mutations qui devaient être faits depuis 1976 lorsqu’il y a eu un retournement de tendance pour le phosphate et le pétrole.
Cela s’applique sur la responsabilité de Ben Guerdane dans la situation de la monnaie en Tunisie, d’après le banquier, qui estime qu’il n’y a aucun projet structurant pouvant servir de perspective de développement pour cette région et pour les contrebandiers.
Par ailleurs, il a assuré que la BCT n’a aucune responsabilité dans la situation actuelle. «Elle est dans son rôle, fait son boulot et elle le fait de façon tout à fait adéquate», a-t-il assuré.
Il faut trouver des solutions «innovantes et originales», a-t-il suggéré, ajoutant que l’amnistie de change ne serait pertinente que si elle est accompagnée d’une amnistie pénale et fiscale. Ainsi, elle permettrait de restaurer la confiance et d’inciter les détenteurs de devises à ouvrir des comptes en devises, à renflouer les réserves de la BCT, à stabiliser le taux de change et à promouvoir les investissements directs étrangers.
Une idée partagée par Eymen Erraies, ancien conseiller du ministre des finances, qui souligne qu’il faut des «mesures exceptionnelles dans un contexte exceptionnel. L’amnistie permettra de rehausser le moral de beaucoup d’acteurs économiques et de restaurer la confiance.»
«En outre, l’amnistie n’est pas une loi pour les riches car elle aura un impact certains sur le pouvoir d’achat ; l’inflation, la dette extérieure ainsi qu’un impact sur l’amélioration et la stabilité du taux de change du dinar», ajoutera-t-il .
En conclusion, la rigidité de la réglementation de change est un malaise pour tous et il est grand temps que la Tunisie modernise sa réglementation et s’inscrit dans l’air du temps. Car le monde change, les nouvelles technologie de l’information et de la communication (TICs) évoluent sans cesse, l’argent circule plus facilement. Et nul n’ignore, aujourd’hui, que les réserves en devises de la BCT s’amenuisent alors que les devises circulant sur le marché parallèle augmentent. Pourtant, la Tunisie est en crise économique et a besoin de liquidité et de devises, qui désormais existent en dans le pays mais auxquelles on ne peut pas toucher, parce que la législation actuelle de change ne le permet pas.
Dans ce contexte, une amnistie de change, permettant de ramener ces devises vers le circuit formel, ne peut qu’être bénéfique pour tous. Il est donc, grand temps que la loi sur l’amnistie de change, déposée depuis plus d’un an auprès de l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP), soit votée. Il est grand temps aussi que tout Tunisien puisse disposer de devises
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