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Bloc-notes : Le blocage de la Cour constitutionnelle en Tunisie entre tribalisme et dogmatisme

Sana Ben Achour, l’islamophobe présumée, et Ayachi Hammami, l’islamophile présumé.

On attribue le blocage à l’Assemble des représentants du peuple (ARP) de la Cour constitutionnelle à du tribalisme politique. Or, il relève plutôt d’un excès de dogmatisme idéologique effectif chez tous les courants politiques.

Par Farhat Othman *

Le tribalisme, en politique, n’est ni nouveau ni ne disparaîtra; c’est l’aspect brut du partage d’une sensibilité, une couleur idéologique réunissant des forces pour exister publiquement. La politique est donc du tribalisme sophistiqué, organisé autour d’une tribu que serait le programme politique ou les idées en lesquelles on se reconnaît. D’ailleurs, on estime l’époque postmoderne manifestant un retour au tribalisme, un temps des tribus.

En lui-même, le tribalisme politique est inévitable; ce qui l’est moins c’est le dogmatisme qui, une fois articulé au sein de la tribu politique, en fait monolithe, conglomérat de dogmes, un monstre relativisant tout, dont le mal, pour se préserver et ce qui ferait son unité, ses croyances dogmatiques. La tribu devient alors telle cette meute de loups agissant et réagissant à l’odeur reconnaissable des siens, ce qui génère ce dogmatisme de pire espèce excluant l’autre, justifiant le mal en le banalisant.

Odeur de la meute et tribalisme

On sait l’importance de l’odeur chez les animaux, surtout les prédateurs, vivant et attaquant en meutes. Il en va de même en politique; il est donc naïf de l’ignorer. On le vérifie avec l’impossibilité d’installer la Cour constitutionnelle malgré son importance et la gravité de tout retard à son entrée en fonction.

Que n’a-t-on entendu pour déplorer ou justifier l’actuel blocage ! Rappelons qu’il s’agit surtout d’une question de personnes, se focalisant, pour résumer, autour de deux noms érigés en symboles : l’universitaire et juriste Sana Ben Achour et l’avocat Ayachi Hammami, la première étant taxée islamophobe et le second islamophile.

Personne ne doute, pourtant, de la compétence des intéressés pour la mission juridique à laquelle ils postulent; le problème est ailleurs. Il est dans le symbole qui, comme la subjectivité, est inhérent à la faculté de juger humaine. Qu’on le veuille ou non, quand on symbolise quelque chose, on ne peut éviter ses implications excessives dans un sens comme dans l’autre, positif ou négatif selon l’interprète. De même, malgré le talent et le professionnalisme, ne peut-on se départir d’un degré minimal de subjectivité lié à ce qu’emporte le symbole en significations, n’étant au mieux que subjectivement désintéressé, ayant une sorte d’objectivité basse.

Voilà la réalité objective du blocage au parlement que d’aucuns s’empressent à tort de qualifier de tribalisme. Cela n’est pas totalement faux, mais ne déroge en rien à l’esprit de la postmodernité, temps des tribus avec un réveil des communautarismes. Rappelons qu’elle est l’alliance du sophistiqué technologique et de la tradition archaïque en son sens d’essence première, de réflexe ultime de survie.

Par conséquent, ce qu’on voit au parlement, s’il est regrettable, n’est que normal en tant que réflexe premier, une réaction tribale, selon l’odeur de la meute, comme chez les loups. Aussi, il ne sert à rien de regretter cet état des faits politiques, guère propre à la Tunisie; en tout cas, cela ne sert à rien pour en sortir. Pour ce faire, on doit agir sur ce qui n’est pas fatalement son corollaire en veillant à moins de dogmatisme, surtout à se retenir de banaliser le mal avec des attitudes catégoriques et tranchées découlant du rejet d’autrui.

Dogmatisme et banalité du mal

Le dogmatisme chez les deux personnes sur lesquelles se concentrent les critiques de part et d’autre consiste à un excès du rejet de l’autre, du différent. Au nom de la laïcité devenue laïcisme chez l’une, il est, chez l’autre, en celui d’une acception de l’islam et ses accointances avec l’intégrisme, cet antéislam. Ce qui les amène à l’exclusion du différent et donc, sans qu’ils ne s’en rendent compte probablement, à sa banalisation, mal absolu en politique dérivant du fait de coller au plus près à des convictions dogmatiques, de se satisfaire de la loi de la meute.

Un tel travers n’est pas fatal; on peut et doit s’en prémunir en se faisant violence, sortant de son confort épistémologique dogmatique pour aller contre ce qui est attendu de soi ou supputé : le dogmatisme malfaisant. Après tout, le degré de leur savoir et donc de leurs qualités morales devrait le leur permettre, les incitant à donner l’exemple. Même si cela ne serait pas de tout repos.

D’après la théorie de la dissonance cognitive de Festinger, loi majeure de psychologie sociale, lorsque les circonstances amènent une personne à agir en désaccord avec ses croyances, cette personne éprouvera un état de tension inconfortable appelé dissonance, qui, par la suite, tendra à être réduit par une modification de ses croyances dans le sens de l’acte.

Voilà ce qui est attendu de nos prétendants à la charge de juge constitutionnel, particulièrement les deux précités : oser la dissonance pour débloquer la situation. Cela signifie de cesser de cultiver une attitude aussi tranchée sur la laïcité ou l’islamisme radical pour développer une position conciliatrice susceptible de permettre le compromis incontournable de la part de la constitution même.

Pour Mme Ben Achour, cela implique d’admettre que la séparation du religieux et du politique est possible avec l’islam qui est laïque à sa manière, séparant le domaine de l’intime, où nulle autorité n’a droit de pénétrer étant du ressort exclusif du croyant en rapport direct avec Dieu, et du domaine public où la foi n’a point droit de cité.

Pour M. Hammami, c’est d’accepter de rejeter les dogmes actuels issus d’un effort périmé des jurisconsultes et d’appeler à une nouvelle lecture de l’islam se basant sur le seul texte coranique et les dires avérés du prophète, cumulativement consignés par Boukhari et Mouslem. Et ce selon non pas le legs du droit musulman obsolète, mais d’une nouvelle théorisation à partir du texte coranique et surtout son esprit et ses visées.

C’est ainsi qu’on sauvera le pays du dogmatisme qui, allié à une tribalisation inévitable, fera son malheur, alors que son bonheur est dans le compromis du vivre-ensemble.

* Ancien diplomate et écrivain.

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