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Le 3e débat télévisé des candidats à la présidence : que disent-ils de leur programme économique ?

Le troisième débat télévisé, prévu dans le cadre du premier tour de l’élection présidentielle anticipée du 15 septembre 2019 en Tunisie, a eu lieu hier soir, lundi 9 septembre. Sept candidats étaient présents, le huitième, Slim Riahi, étant absent pour séjour à l’étranger et démêlés avec la justice tunisienne.

Par Moktar Lamari, Samir Trabelsi et Najah Attig *

D’une durée de deux heures, la formule du débat n’a pas changé. Les candidats ont répondu à des questions ayant un lien avec leur programme politique et avec plein d’autres sujets d’intérêt pour la Tunisie. Chaque candidat avait à répondre à la question spécifique qui lui est posée, sans pouvoir commenter ou interagir avec les autres au sujet de leurs réponses. Les journalistes ne peuvent pas non plus entrer en discussion au sujet des réponses (ou non-réponse).

Comme pour nos précédentes chroniques réservées aux deux précédents débats (7 et 8 septembre), la présente chronique traite uniquement des réponses données par les candidats, durant la séance télévisée. On vise ainsi aider les électeurs à avoir une meilleure idée sur la capacité des candidats à comprendre et à gouverner les enjeux et défis économiques de la Tunisie. Et au terme de quoi, on classe ces candidats en fonction de leur discours et maîtrise des enjeux économiques, comme ils les ont explicités lors de ce débat télévisé.

Les sept candidats présents pour ce troisième débat sont 1) Hamma Hammami (67 ans), politicien; 2) Kaïs Saied (61 ans), juriste à la retraite, 3) Safi Saïd (61 ans), écrivain et chroniqueur politique, 4) Seifeddine Makhlouf (44 ans), avocat, 5) Youssef Chahed (44 ans), ingénieur agricole et chef du gouvernement en exercice, 6) Salma Elloumi (63) ans, femme d’affaires et ex-ministre, 7) Said Aidi (58 ans), ingénieur et ex-ministre.

Éléments de méthodologie

Considérant la complexité des analyses et classement envisagé, et pour assurer un maximum d’objectivité à cette tribune, quelques précisions méthodologiques s’imposent. La première concerne l’importance vitale des enjeux économiques pour l’étape à venir et les défis à relever par la transition démocratique de la Tunisie post-2011. Après huit ans de forte chute dans le pouvoir d’achat, d’appauvrissement; et sans relance économique, la démocratie tunisienne risque sa survie !

À notre avis, le prochain président doit mettre l’économie au cœur de ses prérogatives et préoccupations: sûreté nationale, politique étrangère, application de la constitution et premier garant de la prospérité des citoyens et d’une gouvernance optimisée du pays.

Les deux journalistes ayant mené le débat.

Ensuite, en tant que spécialistes de l’économie publique, des finances et de la gouvernance institutionnelle, les auteurs de ces chroniques ont adopté une démarche d’analyse de contenu du débat. Nous avons retenu une grille d’analyse multicritère fondée sur 5 dimensions caractérisant les propos et promesses des candidats au regard des enjeux économiques (au sens large). Ces cinq dimensions analytiques ont trait à la pertinence de leurs propos (réponse aux besoins et exigences du contexte), à la lisibilité de leurs propositions (clarté, détails et transparence), à l’efficience des promesses (capacité à payer de l’État, importance des bénéfices sociaux anticipés), à la faisabilité des projets et idées mises de l’avant (instruments, échéance, implantation, retombées prévues) et de la gouvernance dans le contexte de la Tunisie d’aujourd’hui (coordination, cohérence, leadership).

Chacune de ces dimensions évaluatives est notée, par chacun des auteurs du texte, du plus faible (0) au plus fort (3). On adopte ici des grilles de mesure nord-américaines de l’analyse de contenu (échelle Likert). Au final, chacun des candidats est noté sur une grille allant de 0 (le plus faible score) à 15 (le plus fort score).

Mais, la démarche se base sur le fait que les 3 auteurs de cette chronique ont regardé chacun de son côté le débat (parfois deux fois), avant de remplir la grille retenue et noter les performances de chacun des candidats. Ensuite, les auteurs procèdent à la mise en commun des appréciations et résultats obtenus par chacun, et après d’éventuels arbitrages, une décision commune est prise pour les classements et les appréciations.

Mais, la démarche n’est pas sans limites. La première limite tient au caractère exogène des questions posées, celles-ci sont dictées par la rédaction et les journalistes; le candidat doit répondre uniquement à la question. Certains candidats ont eu plus de chance avec certaines questions à portée économique, alors que d’autres n’ont pas eu cette chance. L’autre limite a trait à la prise en compte uniquement du discours exprimé par le candidat durant l’émission, excluant ainsi la prise en compte de l’expérience passée des candidats, dont certains ont occupé des postes de ministres, d’élus ou de leaders politiques.

Un regard croisé et sommatif

Si le premier débat a été critiqué par son caractère un peu statique et ennuyeux, et si le deuxième a été marqué par un sursaut de dynamisme interactif, le troisième débat a été décevant, très en-deçà des attentes, les candidats n’ont pas toujours répondu aux questions posées et certains ont versé dans la polémique stérile et dans le populisme.

Youssef Chahed, actuel chef de gouvernement (depuis 3 ans) s’est distingué des autres candidats, notamment grâce à sa connaissance des défis que l’économie tunisienne doit relever. Ses réponses étaient nuancées et illustrées par des faits économiques tangibles et soutenus par des chiffres budgétaires. Relativement aux six autres candidats, Chahed a affiché un sérieux louable et une confiance en soi, évitant de répondre à des insinuations ou provocations implicites. L’enjeu sécuritaire, comme celui de la justice était décrit par des données budgétaires vérifiées. Il a promis la modernisation des services publics par le recours aux nouvelles technologies numériques et leviers de l’intelligence stratégique. Il a mis de l’avant l’importance de la coopération et de la mise en place des zones de libre-échange avec l’Algérie, la Libye et «la nouvelle route de la soie» avec la Chine et l’Asie. Mais, il a évité de revenir sur le marasme économique actuel et des moyens de s’en sortir. Il sait que son bilan économique ne fait pas l’unanimité parmi les autres candidats présents dans l’émission.

Le candidat Safi Saïd a fait bonne figure. Il a été éloquent, articulé, même s’il s’est énervé à la fin de l’émission, frôlant l’impolitesse d’usage pour un éventuel futur président. Cela dit, il a démontré une vraie compréhension des enjeux économique de la sécurité nationale. Lui aussi, il a prôné un virage favorable au commerce avec les pays arabes, avec la création d’une banque de financement des projets initiés par les jeunes, ignorant que plusieurs banques de ce type existent déjà depuis les années 1990 : la Banque tunisienne de solidarité (BTS Bank) et la Banque de financement des petites et moyennes entreprises (BFPME), et davantage de fonds pour l’exportation et les mégaprojets. Il a prôné un salaire à plein travail pour les femmes ayant des jeunes enfants et qui doivent travailler à temps partiel. Il a promis de prioriser la résolution des problèmes de guerre civile en Libye, démontrant que la paix chez ce voisin historique est porteuse de croissance et de développement économiques en Tunisie. Il a promis de discipliner et de refonder l’action volontariste des Ong, trop nombreuses et drainant des financements douteux.

Le candidat Saïd Aidi arrive en troisième position, démontrant une maturité et une compréhension fine de la diplomatie économique, avec un intérêt particulier de mobilisation de la diaspora tunisienne à l’étranger et l’instauration des pôles technologiques dans les zones frontalières, et dans les principales régions de l’intérieur. Cependant, ses réponses au sujet de la lutte contre le chômage et la promotion du développement économique manquaient de conviction, de précisions et de chiffres économiques. Peu à l’aise à s’exprimer en arabe, il a été souvent hésitant et n’aurait pas compris une question essentielle du débat, la question traitant des promesses.

Le candidat Seifeddine Makhlouf arrive en quatrième position. Ce candidat a ratissé large, critiquant tous azimuts les différents bilans économiques des gouvernements post-2011. Il a plaidé pour l’innovation numérique, pour la relance des grands projets, pour l’accélération des financements des startups, pour un rôle plus actif de l’Institut tunisien des études stratégiques dans l’économie tunisienne. Son discours était cependant porteur de risque économique quand il critique vertement la France et sa «mainmise sur les ressources naturelles» en Tunisie. Il appelle à une action urgente pour gérer les procédures en justice au sujet de la Banque franco-tunisienne. Il déclare vouloir mettre en procès les dirigeants de l’UGTT pour corruption et abus de pouvoir.

Arrive ensuite Selma Elloumi, qui a été la plus utilisatrice des termes portant sur le développement économique, coopération internationale, diplomatie économique et l’élaboration des stratégies de développement économique. Cela dit, on sentait qu’elle ne pouvait élaborer suffisamment ses idées et aller dans le détail. Ses réponses étaient superficielles dans leur majorité, parfois hors sujet. Elle a proposé la fusion entre les différents départements qui s’occupent de la politique étrangère. Elle a proposé des taux d’intérêt inférieurs au TMM pour les crédits octroyés aux investisseurs. Mais, elle a été évasive au sujet de sa vision du développement inclusif et créateur de richesse pour la Tunisie. Mal préparée, elle a voulu diversifier ses propositions, varier les concepts valorisant ainsi son passage au gouvernement et à Carthage durant les 5 dernières années. Elle a manqué sa réponse sur l’importance du développement durable, se cantonnant à la préservation de l’environnement et niant de fait les déterminants économiques du développement durable.

Arrive en sixième position le candidat Kaïs Saied, qui a développé ses idées dans un langage plus poétique et romancé que vraiment économique et utile au bien-être des citoyens. Il annonce une vision fondée sur la décentralisation des pouvoirs, l’implication de jeunes dans le développement des régions défavorisées et la réforme des institutions municipales pour donner plus d’efficacité à développement local. Il a promis de mieux aider les victimes de la révolution et du terrorisme, avec plus de moyens et de prise en charge de leur famille. Il a répondu hors sujet à la question voulant dévoiler ses promesses d’action durant les 100 premiers jours du pouvoir présidentiel. Sa vision du développement économique est étriquée par un juridisme voulant toujours plus de réglementations et plus de pouvoir de commande et de contrôle de l’économie par L’État.

Le candidat Hamma Hammami arrive septième dans notre classement et appréciation des enjeux économiques de la Tunisie d’aujourd’hui. Les propos de ce candidat ont dans leur ensemble été a-économiques, et de larges extraits de ses propos ont versé dans la provocation et les polémiques à tout va ! Il a développé un discours plutôt populiste et irréaliste, comme si les ressources de l’État ne sont pas limitées et comme si les citoyens peuvent payer toujours plus d’impôts pour financer toujours plus de revendications sociales et de services. Il a aussi insisté sur l’importance de la lutte contre la corruption avec un discours populiste. À la question portant sur la sécurité alimentaire, il a été sans arguments, malgré la richesse de la question et sa pertinence pour l’économie tunisienne. Ce candidat ne semble pas s’être suffisamment préparé pour faire bonne figure dans ce débat, dont le niveau global est resté plutôt faible, relativement aux deux précédents.

Un premier classement

Les développements présentés précédemment nous permettent de noter les performances des candidats, comme dévoilées lors de ce débat, et de les classer en fonction des critères retenus. Le classement obtenu pour les sept candidats présents lors de débat est comme suit :

1- Youssef Chahed
2- Safi Said
3- Said Aidi
4- Seifedddine Makhlouf
5- Salma Elloumi
6- Kais Saïed
7- Hamma Hammami

Pour des raisons d’équité envers les 26 candidats en lice, on présentera le détail des critères et notations dans le cadre de notre prochaine et dernière chronique au sujet des enjeux économiques et les élections présidentielles. Les notes et classements finaux intégreront les scores des 24 candidats ayant participé aux trois débats télévisés.

* Universitaires au Canada.

Les deux précédents articles de la série :

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