L’Algérie vient d’élire son nouveau président, Abdelmadjid Tebboune, avec un confortable score (58,15%), mais la France semble attendre une «troisième mi-temps» entre le «hirak» (contestation de rue) et les autorités avant de se prononcer sur l’avenir des relations franco-algériennes. Une nouvelle crispation à l’horizon…
Par Hassen Zenati *
Lèvres pincés et visage pâle, le président français Emmanuel Macron a réagi quasi-instantanément à l’élection de Abdelmajid Tebboune à la tête de l’Algérie, à l’issue d’une campagne électorale mouvementée et d’un scrutin sous haute pression de la rue.
D’habitude bavard, intarissable même dès qu’il se saisit d’un micro, disent certains de ses persifleurs, il s’est contenté de peu de mots, en marge d’un Conseil européen à Bruxelles, pour dire qu’il avait «pris note de l’annonce officielle que M. Tebboune a remporté l’élection présidentielle algérienne dès le premier tour».
Tenir compte des revendications de la rue
La précision n’est sans doute pas fortuite. Elle ne manque pas de malice, alors que les projections prévoyaient un second tour entre deux des cinq candidats en lice arrivés en tête. «Je souhaite simplement que les aspirations exprimées par le peuple algérien trouvent une réponse dans le dialogue qui doit s’ouvrir entre les autorités et la population. Il appartient aux Algériens d’en trouver les voies et moyens dans le cadre d’un véritable dialogue démocratique et je leur dis, avec respect et amitié, que dans ce moment crucial de leur histoire, la France se tient à leurs côtés», a souligné, préoccupé, mais laconique, le président français.
En revanche, pas un mot de félicitations dans son propos, comme le veut le protocole entre Etats dans les mêmes circonstances, ni même une allusion, aussi vague soit-elle, à l’avenir de la coopération à promouvoir sur des dossiers communs, comme l’a souhaité pour sa part quasiment au même moment, le président des Etats-Unis Donald Trump dans un message prestement expédié de la Maison Blanche à El-Mouradia. «Nous avons hâte de travailler avec le président élu Abdelmadjid Tebboune afin de promouvoir la sécurité et la prospérité dans la région», dit le message américain, sans omettre de signaler que «depuis un an (dix mois en fait), le peuple algérien a exprimé ses aspirations non pas seulement dans les urnes, mais également dans la rue». L’appel est on ne peut plus clair pour qu’il soit tenu compte par les autorités des revendications de la rue dans le cadre de bonnes relations entre les deux pays.
La réaction rapide de Abdelmadjid Tebboune à Emmanuel Macron a été puisée dans le même tonneau : «Je ne lui répondrai pas, a-t-il dit à brûle pourpoint, quelque peu courroucé, sans citer le nom du président français. Il n’a qu’à vendre sa marchandise dans son pays, moi, je suis l’élu du peuple algérien, et je ne reconnais que le peuple algérien qui m’a élu».
«Hizb França» et le courant berbériste
Déjà, en pleine campagne électorale, Abdelmajid Tebboune s’en est pris à ce qu’on appelle en Algérie «hizb França» (le parti de la France). Formé, selon la vox populi, des «résidus» de l’ère coloniale, il est régulièrement soupçonné de manipuler les mécontents pour maintenir l’Algérie dans le giron de l’ancienne «mère patrie».
Une déclaration du ministre français des Affaires européennes et étrangères, Jean-Yves Le Drian, souhaitant, à l’apogée du «hirak», que «les Algériens trouvent ensemble les chemins d’une transition démocratique», semble avoir mis le feu aux poudres, les autorités rejetant catégoriquement toute idée de transition, qui leur rappelle les «printemps arabes» abhorrés, dont ils gardent un mauvais souvenir. Les autorités attribuent d’ailleurs à ce «hizb frança», la fièvre qui s’est soudainement saisie de la rue en février dernier, en mettant à profit la destitution du président Abdelaziz Bouteflika, pour demander que les militaires rentrent dans les rangs (Etat civil et pas militaire), le limogeage de la «bande de Bouteflika» (pas de vote avec la clique, «Makach Intikhab Maâ El Issabat») et l’ouverture d’une phase de transition pour «refonder» l’Etat sur des bases démocratiques (Algérie, libre et démocratique) et pour certains, les Kabyles essentiellement, opposés à l’Etat Jacobin et centralisateur, hérité de la colonisation, la création de «provinces autonomes» à l’instar de la Catalogne en Espagne.
Derrière les mots d’ordre partagés par la majorité de la population, se profilent aussi d’autres slogans bien moins consensuels, mettant en cause ce qui figure dans les constitutions algériennes depuis l’indépendance en 1962 comme «constantes nationales» : l’islam et l’arabité, avec pour support la langue arabe, langue unique de l’Etat : le berbère, tamazigh, inscrit comme langue nationale et officielle dans la constitution en vigueur, n’est pas reconnue comme langue de l’Etat.
Ces slogans, portés en particulier par le «pays Kabyle» (8% de la population), n’ont cessé d’émerger à chaque crise politique. Ils constituent les marqueurs d’un courant politique résilient qu’un ancien ministre influent du défunt président Houari Boumédiène, Belaïd Abdesslam, qualifiait de «courant laïco-assimilationniste», en se référant à la politique d’assimilation de l’occupant français, qui proposait aux Algériens de troquer leur statut d’«indigènes», sans droits politiques et civiques, contre la citoyenneté française, en renonçant à leur statut religieux.
Une crispation aux soubassements historiques
Le courant est né de la dissidence «berbériste» en 1949, au sein du principal mouvement national d’avant l’indépendance, le PPA de Messali Hadj, comprend en outre les crypto-communistes du PAGS et quelques autres groupuscules, trotskistes notamment, prônant la séparation de l’Etat et de la religion et la sécularisation de la société, en la débarrassant de ses réflexes religieux profondément ancrés dans sa culture. Leur stratégie est l’hégémonie culturelle dans les universités, qui leur sont disputés par les islamistes, leurs ennemis jurés, et «l’entrisme» dans les organes politiques et syndicaux du pays, sous les yeux d’une majorité silencieuse les regardant passivement s’échanger des coups.
Dès le début de l’énorme charivari qui s’est saisi du pays, tandis que le chef d’état-major de l’armée, le général Ahmed Gaïd Salah, 79 ans, dans des messages en arabe distillés devant un parterre abondamment galonné de colonels et de généraux, mettait en garde les «hirakistes» contre la France, sans la nommer, des propositions soutenus par plusieurs ministres ont surgi pour demander que l’Etat institue l’anglais première langue étrangère dans les lycées et les universités à la place du français, «langue de la colonisation». L’Algérie a toujours refusé d’adhérer à l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), dont elle est depuis quelques années seulement membre observateur, s’opposant ainsi à ceux de son élite qui considèrent, à l’instar du défunt écrivain et dramaturge Kateb Yacine, que le «français est un butin de guerre».
À l’inverse de l’élite arabophone, issue des universités orientales et depuis peu des universités algériennes, dont les sciences humaines ont été largement arabisées, qui estime pour sa part que le français «est une prison culturelle», dont il faut s’évader au plus vite. La pression anti-française a par ailleurs contraint la Sonatrach, qui exerce le monopole sur les hydrocarbures au nom de l’Etat, a ajourner (certains disent annuler) la vente des actions de son associé, le groupe américain Anadarko, au français Total.
Savoir jusqu’où ne pas aller trop loin
Cette crispation est-elle durable ? Ce n’est pas la première fois que les rapports tumultueux entre les deux pays se tendent, mais jamais ils ne sont arrivés jusqu’à la rupture durable. Des deux côtés de la Méditerranée, diplomates et hommes d’affaires savent jusqu’où ne pas aller trop loin.
Quoique invisibles, des lignes rouges existent, qui n’ont jamais été franchies depuis près de soixante ans. Pour les uns, cette crispation est l’effet d’un passé colonial qui a du mal à passer, pour d’autres, elle reflète des affrontements idéologiques qui dépassent l’Algérie pour s’étendre à son espace géopolitique, alors que pour d’autres encore, elle est le résultat de sourdes querelles mettant face-à-face plusieurs puissances qui convoitent un marché (44 millions de consommateurs, du pétrole et du gaz, et un potentiel touristique de premier plan), qui reste très prometteur malgré quelques signes de déclin. Malgré les pressions chinoises et américaines, particulièrement vives ces dernières années, le poids économique et commercial de la France reste en effet important. En 2018, les exportations françaises ont repris leur progression s’établissant à 5,3 milliards d’euros, tandis que ses importations faisaient un bond de 22,7%, à 4,2 Mds euros, provoquant une légère contraction de l’excédent commercial de Paris (1,1 Mds euros).
Mais, surtout, ces dernières années, les avancées culturelles françaises en Algérie ont été soutenues, avec l’ouverture de plusieurs centres culturels répartis à travers le territoire, et une participation de plus en plus renforcée d’experts français à la réforme de l’enseignement universitaire algérien, notamment dans un domaine particulièrement pauvre en matière de formation : les écoles de commerce et de management des affaires. Dans ces domaines sensibles où le long terme prime, les autorités de deux pays ont su faire preuve jusque là de pragmatisme en attendant que passent les tempêtes.
* Journaliste.
Donnez votre avis