Accueil » La genèse de la mal-gouvernance en Tunisie et la métaphore de l’œuf !

La genèse de la mal-gouvernance en Tunisie et la métaphore de l’œuf !

Paralysée par les urgences sanitaires et asphyxiée par les contingences socio-économiques, la gouvernance de la Tunisie tangue dangereusement, voulant se défaire de ses «démons»!

Par Samir Trabelsi et Najah Attig *

Gustave Flaubert (1821-1880), un célèbre écrivain français, a utilisé la métaphore de l’«œuf, comme point de départ pour une dissertation philosophique sur la genèse des êtres». Nous utilisons la métaphore de l’œuf, comme un point de départ pour illustrer la genèse de la mal-gouvernance en Tunisie. La suite de la chronique traite donc de l’œuf générateur de la mal-gouvernance endémique qui asphyxie l’État!

L’œuf, comme métaphore de la mal-gouvernance.

En bravant le confinement, à la recherche de tous les buzz médiatiques possibles, y compris l’«œuf du citoyen», notre Président fait fi du risque qu’il fait prendre à la communauté visitée. Comment toujours, on est en présence de responsables incarnant le sensationnel, agissant dans l’irrationnel et défiant totalement les bonnes pratiques de gouvernance et le respect des institutions et des citoyens!

Pas besoin de photos! En pleine crise sanitaire, le sommet de l’État ne donne pas l’exemple en matière de bonne gouvernance. Ses élites regardent ailleurs et font souvent ce qu’il ne faut pas faire.

Au lieu de valoriser la crise pandémique pour mobiliser en faveur de la science, de l’innovation et des nouvelles technologies, et au lieu de s’engager dans des réformes de gouvernance, édifier de nouvelles infrastructures industrielles pouvant améliorer la compétitivité économique et le pouvoir d’achat du citoyen, l’establishment politique agit, tambour battant, pour berner au lieu de convaincre, promettre au lieu de livrer, perdre du temps au lieu d’en gagner.

En plus de l’irrationalité dans l’action, on est en présence d’un déficit de leadership mobilisateur et charismatique.

L’économie du pays est à genoux, l’État tunisien marche des sur œufs, avec un risque de défaut de paiement des salaires d’une armada de fonctionnaires dont beaucoup sont inutiles et improductifs.

Autre contre-exemple, la Tunisie est parmi les rares pays au monde où la mise à jour des indicateurs décrivant la pandémie du Covid-19 est faite de manière hiérarchique, centralisée et bureaucratique par le ministre de la Santé, Abdellatif Mekki, en personne. Une perspective qui semble cultiver à l’extrême le branding de l’image, quitte à mettre en danger la vie de plusieurs concitoyens, ce ministre, par un choix personnel ou pour combler le vide, s’est adonné à des visites et des inaugurations, tout en gesticulant en image télévisée. Cela ne semble nécessairement pas figurer dans les registres d’une gouvernance exemplaire, alors que la logique, dans la communication de crise, exige plutôt que c’est le Chef du gouvernement, Elyes Fakhfakh, président de l’Instance nationale de lutte contre le coronavirus, qui s’adonne à cet exercice clé pour informer et rassurer les citoyens.

Elyes Fakhfakh, un chef de gouvernement BCBG, non élu, avait décrété la guerre contre le Covid-19. Et pas seulement : il a promis de déclencher une guerre totale contre la corruption, contre l’incompétence, contre l’improvisation! Et il a promis la bonne gouvernance de l’État. Des belles paroles… du beau discours, mais rien de concret encore!

Encore des promesses qui attendent : on n’a rien vu de tangible au sujet des prémisses des réformes des entreprises publiques et absolument rien sur les compressions des dépenses publiques qui nuisent à la croissance du pays (salaires fictifs, privilèges, abus…).

La Tunisie s’est ramassée avec un ministre des Finances conséquent, mais apparaît plutôt aux abonnés absents dans un gouvernement myope et figé par le court terme. Ceci explique en grande partie l’absence totale de plan réaliste pour sortir le budget de l’État de la mal-gouvernance qui l’accable.

La crise du Covid-19 aurait été une bonne opportunité pour réduire, ou au moins «caper» les salaires des mandarins de l’État, de «hauts fonctionnaires politiques» et leurs retraites (présidents sortants, anciens députés…).

Plus récemment, on nous apprend qu’une pléiade de conseillers, avec rang et privilèges de ministre vont être nommés, aux frais des contribuables et au nez et à la barbe des payeurs des taxes, dont plusieurs triment pour survivre, étant confinés et sans emplois depuis presque deux mois.

N’est-il pas temps pour rompre avec la bureaucratie paralysante héritée de l’ère coloniale (et des écoles de pensée françaises), pour engager une profonde ré-ingénierie de l’État et pour repenser ses paradigmes. Il y a plein de leçons à apprendre des paradigmes et du pragmatisme anglo-saxon… en gouvernance et gestion de l’État.

Pour résumer ce type de comportements politisés et indécents, on fait appel à Coluche, un célèbre humoriste français, qui décrit ce type de politiciens en disant : «Dans un œuf, y’a du blanc et du jaune. Eh bien plus on mélange, plus il n’y a que du jaune !»

C’est vraiment l’image révélée par ces gouvernements de coalition, et/ou le blanc de la probité est rongé par le jaune de l’incompétence, de la corruption et de la mal-gouvernance!

Au parlement, l’«œuf fêlé attire les mouches

La mal-gouvernance couvre dans des réseaux de lobbyistes sévissant au sein du parlement et en lien avec des députés notoirement impliqués dans les réseaux de l’informel et de l’illégalité, dans tous ses aspects (commerciaux, fanatiques ou autres).

Dans le même registre, force est de constater que les partis politiques représentés au parlement gravitent tous, et chacun à sa façon, autour d’un chef de parti campé mordicus au pouvoir, sans vision, sans choix stratégiques, sans plan d’action assorti de finalités et d’objectifs chiffrés pour résoudre les problèmes sociaux économiques de la Tunisie.

Ces chefs indéboulonnables incarnent et respirent la mal-gouvernance! Ils s’objectent à l’évaluation de l’action publique et tournent le dos à la mesure de performance.

Faute de bonne gouvernance, les chicanes au sein du parlement tunisien génèrent un climat malsain, avec des «carriéristes» qui ne pensent qu’au pouvoir, et pomper le «jaune de l’œuf» et vampiriser la poule aux œufs d’or. À savoir l’économie tunisienne et le potentiel productif d’un pays trois fois millénaire.

La plupart veulent s’enrichir au plus vite, peu importe les moyens. Tous jouent «après moi le déluge»! Des symptômes qui ne trompent pas et qui se révèlent au grand jour, pendant le confinement imposé par le Covid-19.

La démocratie tunisienne est vraiment malmenée! Sa mal-gouvernance se manifeste par des chicanes folkloriques des nostalgiques de l’ancien régime, la procrastination, le refus des réformes et surtout l’irrespect des lois et principes de la bonne gouvernance.

Quoi qu’il est tout à fait logique dans un pays démocratique comme la Tunisie, que des parties politiques qui ont gagné les élections gouvernent, les diverses nominations dans les cabinets ministériels successifs des différentes présidences (Carthage, Bardo, Kasbah) n’ont pas tous respecté les critères de la compétence, de la motivation et de la productivité.

Tout cela se passe dans un pays qui a investi des milliards et des milliards de dinars dans l’éducation depuis l’indépendance, en 1956.

Au gouvernement, la bonne gouvernance étouffée dans l’œuf !

Depuis la providentielle révolution du jasmin, en 2011, la Tunisie a été gouvernée par 8 chefs de gouvernement et 15 gouvernements incluant 286 ministres et secrétaires d’État qui ont eu le commandement de l’organe exécutif du gouvernement.

Quasiment aucun chef de gouvernement n’est élu, tous sont plus ou moins parachutés par le jeu de pouvoir entre les partis politiques. C’est aussi pour cela que ces «chefs» ont fait profil bas et n’ont jamais osé toucher aux enjeux de la mal-gouvernance.

Le processus de sélection des 8 chefs de gouvernement n’a jamais respecté les règles de la bonne gouvernance publique. Dans ce sens, il n’a jamais reposé sur des critères de compétences relativement à une stratégie claire et à un programme d’action gouvernementale détaillé et chiffré, capable de faire sortir la Tunisie de son marasme social et économique.

Leur désignation a été déterminée par des manœuvres politiques malsaines et souvent opaques. Avec des consignes décidées derrière des portes closes, des pourparlers de couloir à la merci des officines de lobbyistes.

De tels processus ne peuvent couver des poussins en bonne santé, capables de gérer de façon viable et bénéfique au pays.

Un tel processus ne peut jamais produire un chef de gouvernent charismatique, un leader, un visionnaire qui a vraiment l’audace pour convaincre et fédérer toutes les parties prenantes autour d’une vision stratégique visant la restructuration et la mise à niveau de l’État Tunisien.

La démocratie tunisienne a enfanté des chefs de gouvernements faibles et pas à la hauteur de la tâche liée. Tous ont voulu, plus ou moins, profiter de l’aubaine sans vouloir réformer ou venir en aide au pouvoir d’achat des plus démunis (une personne sur deux). Pour eux, et sans exception, les problèmes socio-économiques relevaient du second ordre… et des relations publiques (public-relations).

Chefs de gouvernement carriéristes ou chefs de gouvernements conciliateurs, les deux n’ont jamais eu la volonté de choisir une équipe gouvernementale focalisée sur l’amélioration du quotidien du simple citoyen tunisien. Les diktats des partis politiques et les veto des autres parties prenantes ont fait que les choix des ministres et des secrétaires d’État ont débouché sur une préférence pour les larbins et les arrivistes.
Pour quelques-uns de ces ministres «larbins» et éphémères, le poste ministériel a constitué un tremplin pour d’autres aubaines en Tunisie ou à l’étranger.

Le résultat naturel de ce processus de gouvernance publique approximatif s’est reflété dans l’échec attendu des gouvernements post-2011 à honorer les promesses de prospérité, et du gouvernement actuel à développer une stratégie de rupture claire pour gérer la pandémie et l’après-pandémie.

L’œuf pourri : privatisation des profits et collectivisation des pertes

Depuis 2011, et notamment au cours de cette pandémie, il y a eu une tendance flagrante pour la privatisation des profits et la socialisation des pertes de la part de beaucoup de parties-prenantes en Tunisie. Du banditisme syndical aux lamentations exagérées des patronats, au quête du buzz de certains médias, aux réticences aux réformes structurelles par des corporations professionnelles, surtout quand il était question de soumettre la quasi-majorité des acteurs économiques au régime réel de taxation, réduire la pression fiscale très élevée, et instaurer l’équité fiscale.

Alors que la Tunisie a besoin d’une adhésion spontanée, alors que l’heure est à l’unité et la solidarité nationales, des carriéristes au sein de la quasi-majorité des parties prenantes en Tunisie ont non seulement été démissionnaires, mais aussi se sont engagés dans des compagnes médiatiques pour vampiriser un État déjà en difficultés financières.

Ce type de politiciens sont au pouvoir… et ils n’ont jamais priorisé le bien public et la prospérité du pays. Ils ont quasiment tous défendu leurs propres agendas électoraux.

Coquille vide : les pseudo-experts et les faussaires de la bonne gouvernance

Depuis la révolution de dignité, la Tunisie a connu l’émergence de nombreux carriéristes intellectuels qui ont infecté l’espace médiatique.

Selon Pascal Boniface, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et enseignant à l’Institut d’études européennes de l’Université de Paris VIII, «le triomphe de ces « serials-menteurs » représente une véritable menace pour l’information et la démocratie.»

Dans la majorité des cas, c’est des faussaires qui prétendent avoir une expertise, alors qu’une simple analyse de leurs cursus académiques et professionnels montre qu’ils n’ont pas vraiment le background ni les connaissances préalables. Pire encore, ils sont disposés à dire la chose et son contraire, deux semaines plus tard.

Certains sont omniprésents pour des intérêts professionnels qui restent nébuleux. D’autres sont des politiciens ou des propagandistes déguisés en experts faussaires. Des contrevérités sur la faillite très imminente de la Tunisie, l’incapacité du gouvernement à payer des salaires, l’urgence pour la Banque Centrale d’actionner «la planche à billets» pour le combat de Covid-19…

Comme le Covid-19, le virus essaimé par des carriéristes de tout acabit, a faussé le débat public et fait fléchir la confiance envers ces élites qui privilégient leur portefeuille au détriment des intérêts collectifs. Ces carriéristes ont aussi malheureusement réussi à désorienter l’action gouvernementale vers le très court terme au détriment de la planification stratégique axée sur les résultats. Faute d’intégrité de la part de ces faussaires, la majorité de nos médias n’ont pas encore joué leur rôle de relayeur et promoteur de la bonne gouvernance. Les recherches académiques ont documenté le rôle primordial des médias dans la gouvernance publique.

Les experts internationaux, c’est parfois comme tenter de briser l’œuf de l’extérieur

Les institutions internationales savent que la gouvernance des politiques publiques a besoin de réformes majeures et complexes. En revanche, ces instituions délèguent des «experts internationaux», souvent juniors précaires, pour tenter de briser le carcan et la coquille de l’œuf de son extérieur… avec tous les dégâts liés en matière de politiques (monétaires et fiscales notamment).

Tout indique que la Tunisie est passée de la mauvaise gouvernance à l’ingouvernance. L’action gouvernementale en matière de gestion de la pandémie Covid-19 est hésitante, tremblante… agissant par approximation et déficit de planification réaliste et de coordination entre l’administration centrale et les autorités locales;

Les mesures prises pour le court terme, ne sont pas toujours viables et exécutables efficacement. Ils ne font qu’augmenter les inégalités sociales et exacerber les tensions inter-régionales. Ces mesures sont initiées sans études d’impacts réglementaires, peinent à se faire accepter et font face à des difficultés d’implantation.

À vrai dire, avec des syndicats vindicatifs et forts, en l’absence d’une culture participative fondée sur la confiance, les divers syndicats s’érigent en opposition aux réformes. Les syndicats des patrons, comme ceux des travailleurs jouent la même partition. Avec autant d’arrivistes et surtout avec autant de tiraillements et de buzz médiatiques, la Tunisie n’a pas vraiment des leviers pour gérer de façon réaliste l’après-pandémie.

Destruction créatrice et démocratie économique

La Tunisie a raté l’opportunité en or offerte par la révolution de dignité pour adopter une stratégie de rupture avec les défauts accumulés pendant plus que cinquante années d’indépendance. La pandémie du Covid-19 peut constituer une deuxième chance pour toutes les parties prenantes pour remodeler l’économie tunisienne et engager des bouleversements technologiques et des réformes visant le mode de gouvernance et de reddition de compte, le système éducatif, le régime fiscal et les caisses de retraite.

Comme l’a noté l’éminent économiste autrichien Friedrich Hayek, en 1945, l’incapacité à rapidement s’adapter aux changements est le problème économique central d’une société. Et pour reprendre sa théorie, les crises offrent des changements structurels et des innovations qui passent par une «destruction-créatrice».

La Tunisie a plus que jamais besoin d’un système de gouvernance modernisé et flexible pour relever de nouveaux défis. La modernisation des infrastructures, la digitalisation de l’économie et la numérisation des services administratifs, même si elles ne sont pas une fin en soi, constituent des priorités vitales. Elles doivent constituer les ponts de la rupture avec les modèles d’affaires vieillissants, surannés et obsolescents.

À la sortie de la crise du Covid-19, on est en droit d’espérer une gouvernance stratégique fondée sur l’innovation et la promotion de l’efficacité dans un contexte d’une économie globalisée et avec un redéploiement des échanges et flux économiques.

Il faut investir dans la bonne gouvernance, promouvoir la transparence, investir dans la recherche scientifique et nouvelles technologies requises par le green Economy, le OpenGov, et la démocratie économique au-delà de la démocratie politique. Une démocratie économique fondée sur l’égalité des chances, sur la réduction des disparités sociales et sur un ordre de mérite transparent et vérifiable pour faire face à toute forme d’opportunisme.

Loin des amateurs du chaos et des opportunistes qui frappent sur tous ce qui bouge, la Tunisie regorge de compétences, dans le pays ou expatriées ailleurs dans le monde. Il serait souhaitable que le gouvernement actuel profite de cette pandémie mondiale pour sortir des sentiers battus pour mobiliser les talents et décrier les référentiels basés sur le wishful thinking et le managing by hope.

Désormais et plus que jamais, le contexte doit ouvrir la porte à une réforme fondamentale de la gouvernance des politiques publiques. Les instances de l’État et les partis au pouvoir doivent concourir à repenser les missions de l’État. Cela ne sera possible que s’il y a une prise de conscience conséquente, par toutes les parties prenantes, au sujet de l’impératif de la solidarité sociale, de la performance de l’action collective, et de la création d’une prospérité partagée.

C’est seulement en brisant l’œuf de l’intérieur, que le poussin de la bonne gouvernance arrive à éclore de façon viable et à éradiquer la mal-gouvernance qui handicape la Tunisie.

* Universitaires au Canada.

Article des mêmes auteurs dans Kapitalis :

Donnez votre avis

Votre adresse email ne sera pas publique.