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Tunisie : Le pouvoir bascule-t-il de Carthage au Bardo ?

La mystérieuse affaire de l’avion turc transportant une cargaison destinée à l’un des protagonistes libyens, atterrissant à l’aéroport de Djerba-Zarzis, bénéficiant semble-t-il de l’autorisation (a posteriori ?) conditionnelle d’une présidence de la république gênée aux entournures et probablement prise de court, n’est qu’une demi-surprise pour quiconque a été attentif au récent, et néanmoins sournois, glissement de la politique étrangère tunisienne.

Par Faïk Henablia *

Cette affairee est d’autant plus grave qu’elle traduit une évolution pernicieuse du fonctionnement du pouvoir au plus haut sommet de l’Etat, où l’on assiste au transfert, qui ne dit son nom, de prérogatives présidentielles en matière de politique étrangère, vers une autre présidence, celle de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP).

Dans des pays comme la France, la cohabitation a toujours été au détriment du président de la république, et à l’avantage du Premier ministre, responsable devant le parlement, à cette différence que ledit Premier ministre a toujours été le chef du parti majoritaire au parlement.

Point de parti majoritaire à l’ARP ? Qu’à cela ne tienne, il en faut plus pour en empêcher son président, Rached Ghannouchi, de s’emparer de prérogatives réservées au président de la république.

Hibernation présidentielle et noctambulisme

En fait, le président du parti islamiste Ennahdha n’a même pas à lever le petit doigt puisque ces prérogatives lui tombent, pour ainsi dire, d’elles-mêmes entre les mains, tel un fruit mûr, tant la passivité et l’incurie sont frappantes au palais de Carthage, où somnolent Kaïs Saïed et son équipe.

Que l’on en juge, le chef de l’Etat ne reçoit de personnalité étrangère de premier rang qu’au mois de décembre, en la personne de… Fayez Sarraj, président du conseil présidentiel du Gouvernement d’union nationale libyen, l’une des parties libyennes en conflit.

Il doit attendre le mois de janvier 2020 pour effectuer sa première visite à l’étranger et encore, au sultanat d’Oman afin de présenter les condoléances de la Tunisie suite au décès du sultan Qabous et n’effectue sa première visite officielle réelle, qu’en Février 2020, à Alger.

Il évite de prendre part à la 50e édition Forum économique mondial de Davos 2020, auquel il était pourtant invité, en janvier en Suisse.
Ses sorties médiatiques se font au compte-goutte, entrecoupées de défaillances graves de communication, poussant les médias tunisiens à recourir aux sources d’information étrangères.

Tout se passe comme s’il éprouvait une peur panique de se montrer, de rencontrer les dirigeants mondiaux, à moins que ce ne soit subi; ainsi la visite non annoncée du président turc Recep Tayyip Erdogan en décembre dernier. Sinon, rien à se mettre sous la dent, une ou deux insignifiantes conférences tribales libyennes mises à part.

Est-ce pour se racheter que ses rares sorties d’inspection, de supervision ou de câlins, ont tendance à se faire de nuit, souvent de manière inopinée et au mépris du couvre-feu, pourtant instauré par lui-même ? Ignore-t-il qu’il n’a aucun pouvoir sur les plans économique et social à l’intérieur et que ceci relève du gouvernement ?

Bref silence présidentiel; pire que cela, vide sidéral.

La nature a horreur du vide

Mais ainsi que nous le savons tous, la nature a horreur du vide; le président de l’ARP, qui n’en demandait sans doute pas tant, ne rate pas l’aubaine et s’engouffre allègrement dans la brèche.

Ses contacts avec le chef d’Etat turc se font, ainsi, de plus en plus fréquents et vont de la visite à la communication téléphonique, pour discuter de sujets tels que la… lutte contre le Covid-19.

On se demande à quel titre un président de l’ARP discute-t-il avec un chef d’Etat étranger. Les relations extérieures ne sont-elles pas l’apanage du président de la république ? Mais évidemment, s’il dort…

Curieusement, d’ailleurs, c’est toujours la partie turque qui annonce l’événement. Est- ce pour voir jusqu’où ne pas aller trop loin ?

Notre chef de l’ARP noue également des contacts pour le moins bizarres avec les Khaled Mechri, le leader islamiste, membre de l’organisation des Frères musulmans, l’une des parties prenantes au conflit libyen bien qu’il n’occupe aucun poste officiel. À quel titre et quid de notre neutralité traditionnelle ?

L’état d’hibernation du président de la république fournit, on le voit bien, une occasion en or à celui de l’ARP. Gageons que plus cet état durera, plus ce dernier s’enhardira.

Cependant, ses sympathies naturelles ainsi que ses alliances étant ce qu’elles sont, il est à craindre qu’il n’entraîne la Tunisie dans une spirale infernale bien à l’opposé de ce que sa diplomatie a toujours tenté et suscité, à savoir le respect dû à la position modérée et équilibrée.

À la décharge du président de la république, il faut bien admettre que la responsabilité ne lui incombe pas totalement.

Abir Moussi et sa formation politique mises à part, que dire en effet de représentants n’osant émettre la moindre contestation, ni même poser la moindre question ?

Il faudra bien qu’un jour les historiens nous expliquent la raison pour laquelle une majorité de députés s’aplatissent-ils devant un parti, Ennahdha, totalisant à peine 25% des sièges.

* Gérant de portefeuille d’associé.

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