«Butin de guerre» ou «prison coloniale»? La proposition d’un parti islamique de «criminaliser» l’usage du français dans les activités et documents officiels a relancé une querelle linguistique récurrente en Algérie.
Par Hassen Zenati
Assourdie depuis quelques années, la querelle linguistique qui déchire les élites algériennes depuis l’indépendance, a brusquement resurgi la semaine dernière, à la suite de la proposition d’un parti islamique de «criminaliser» l’usage du français «comme langue véhiculaire au sein des institutions officielles et comme langue de communication dans les documents officiels».
Le chef du Mouvement pour la société de paix (MSP, Hamas en arabe), Abdelarrazak Makri, s’est exprimé dans le cadre des échanges sur l’avant-projet de la réforme constitutionnelle soumis par le président Abdelmadjid Tebboune à l’opposition. Il se propose de faire de sa proposition un amendement qu’il soumettra aux débats parlementaires au risque de rallumer la querelle linguistique.
Les islamistes à l’assaut de la langue française
Fraîchement accueillie par les média, la proposition a provoqué un tollé parmi les francophones sur les réseaux sociaux. Ses détracteurs l’ont qualifiée de «diversion populiste» qui permettrait, selon eux, au président du MSP d’occulter les problèmes réels : politiques, économiques et sociaux, que vit l’Algérie depuis la destitution du président Abdelaziz Bouteflika, il y un peu plus d’un an.
L’auteur s’est empressé de répliquer en enfonçant le clou : «Ce qui gêne le développement de la langue arabe en Algérie, c’est l’usage du français. Les enfants de la France ont compris leur douleur à la perspective de criminaliser l’usage de la langue française dans les institutions et les documents officiels. Leur vraie cause, c’est de défendre la langue française et les intérêts français. Ils utilisent nos luttes pour permettre à la langue française, à la culture française et aux intérêts français» de perdurer en Algérie, a-t-il écrit sur son compte facebook, en qualifiant les défenseurs du français de «lobby qui active en faveur d’un Etat étranger».
Dans cette querelle récurrente depuis 1962, les camps sont parfaitement identifiés. Tantôt ils s’affrontent, tantôt ils se regardent en chiens de faïence. Mais la hache de guerre n’est jamais enterrée entre eux.
Les partisans du français comme langue principale ou seconde en Algérie, invoquent le postulat posé par le dramaturge et romancier Kateb Yacine (1929-1989), selon lequel «le français est un butin de guerre» des Algériens, pour couper court à ses adversaires qui estimaient qu’il s’agit d’une langue coloniale, devenue instrument d’un néo-colonialisme culturel.
Plus récemment, explicitant le propos de son aîné, un autre écrivain francophone algérien résidant en France, Mohammed Kacimi, sous le titre : «Le français est une langue algérienne», ajoutait : «Non, jamais, au grand jamais, la puissance coloniale n’a imposé sa langue aux Algériens. Au contraire, comme l’ont écrit Mustapha Lacheraf ou Kateb Yacine, le français a été conquis de haute lutte par les Algériens. Ecrire en français, c’est arracher la mitraillette des mains du parachutiste, disait Kateb Yacine.»
La politique volontariste d’arabisation abandonnée par Bouteflika
Dans le camp d’en face, le français est qualifié par les partisans de l’arabe, de «marâtre» («dharrah») de la langue nationale, qui ne lui voudrait que du mal. Ils s’appuient sur un autre écrivain francophone, Malek Haddad (1927-1978), qui disait vivre la langue française comme un «exil plus fort que l’exil». «Je suis moins séparé de ma patrie par la Méditerranée que par la langue française», écrivait-il aussi. La situation linguistique actuelle leur rappelle par ailleurs la loi de Gresham en économie monétaire, selon laquelle la mauvaise monnaie (le français) chasse la bonne (l’arabe), disent-ils.
Après avoir remporté pas mal de batailles sous les présidences de Ahmed Ben Bella (1962-1965), Houari Boumédiène (1965-1978), promoteurs d’une politique volontariste d’arabisation, et Chadli Bendjedid (1979-1992), à l’approche plus réaliste, ils se sont sentis «abandonnés» sous la présidence de Abdelaziz Bouteflika (1999-2019). Sa politique fluctuante leur a laissé un goût amer. Le projet d’arabisation porté à bout de bras par l’Etat depuis 1962 a marqué le pas sous son règne, estiment-ils.
Rompant avec ses prédécesseurs, le président déchu fut en effet le premier chef d’Etat algérien à participer à un Sommet de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), dont l’Algérie n’est pas membre. D’abord en octobre 2002 à Beyrouth, officiellement en qualité d’«invité personnel» du président Emile Lahoud, puis en 2008 à Québec, au titre d’«invité spécial», mais jamais «ès qualité».
À Beyrouth, il a proclamé devant ses pairs, dans un souci de rapprochement diplomatique de l’OIF: «Nous devons savoir nous départir de la nostalgie chatouilleuse, qui s’exprime en repli sur soi, et nous ouvrir sans complexe à la culture de l’autre, afin de mieux affronter les défis de la modernité et du développement par nous mêmes et en nous mêmes. L’usage de la langue française est un lien qui assure notre unité».
Parlant de la situation dans son pays, il ajoutait : «L’Algérie a conscience que l’usage de la langue française permet à nos jeunes d’élargir leur horizon et de participer à l’évolution du monde moderne».
L’arabe, étendard d’un nationalisme ombrageux
Pragmatique, estimant comme le Chinois Deng Xiaoping, tombeur de Mao Zedong, que «peu importe qu’un chat soit blanc ou noir, s’il attrape la souris, c’est un bon chat», il avait autorisé ses ministres à s’exprimer en français en public, ce qui leur était déconseillé sous les présidences précédentes.
Moins de trois ans après, en avril 2005 lors d’un sommet de l’Union Africaine (UA), il faisait un pas en arrière en affirmant : «Il est tout à fait clair que toute institution privée qui ne tient pas compte du fait que l’arabe est la langue nationale et officielle (de l’Algérie), est appelée à disparaître». Il menaçait ainsi de fermer les écoles privées qui ne se conformeraient pas à la réglementation en vigueur, faisant de l’arabe la langue principale d’enseignement. Plusieurs écoles privées, accordant une place prépondérante à l’enseignement du français et de l’histoire de France, furent fermées, notamment en Kabylie, pour «déviation linguistique», «anti-nationalisme» et «errements francisants», selon les commentaires de presse de l’époque.
Dès l’indépendance, les dirigeants algériens, issus de la guerre de libération (1954-1962), avaient marqué leur volonté de «restituer» à l’arabe sa place dans toutes les institutions, ainsi que dans la vie quotidienne. Le président Houari Boumediene, élève des Instituts islamiques de la Zitouna (Tunisie) et d’Al-Azhar (Egypte), avant de se convertir à la carrière militaire en rejoignant les rangs de l’Armée de libération nationale (ALN), avait coutume de dire : «La langue arabe est chez elle en Algérie».
Pour sa part, Abou Bakr Benbouzid, qui a passé quatorze ans à la tête du ministère de l’Education nationale sous deux présidences, résume ainsi la volonté affirmée d’arabisation de l’Etat : «L’Algérie a perdu la langue arabe pendant 132 ans (d’occupation coloniale). Nous avons consenti beaucoup de sacrifices pour la récupérer. Il est tout à fait clair que je n’ai pas l’intention d’en faire l’objet d’un jeu».
Liée intimement au processus de décolonisation, la réhabilitation de la langue arabe était une promesse précoce du principal mouvement nationaliste, le Parti du peuple algérien (PPA), reprise par son héritier le Front de libération nationale (FLN). Les deux partis s’inscrivaient dans le sillage du Mouvement réformiste religieux de Abdelhamid Ibn Badis, qui préconisait la création d’écoles et de journaux en arabe, ainsi que des clubs culturels pour contrer la politique de «dés-arabisation» suivie par les autorités coloniales. Près d’un siècle après la conquête militaire du pays, l’arabe n’était en effet enseigné dans aucune école primaire en Algérie.
L’arabisation de la justice, de l’enseignement primaire, puis secondaire, et partiellement de l’enseignement supérieur, dont les sections scientifiques et technologiques restent francisées, ainsi que le secteur culturel furent entreprises avec entrain. Les administrations centrale, départementale et locale ont suivi, ainsi que les forces de l’ordre et l’armée.
Les partisans du français font de la résistance
L’environnement urbain a également subi de profondes transformations, malgré la réapparition ces dernières années d’enseignes commerciales rédigées dans d’autres langues que l’arabe, en violation de la réglementation. Elles exprimeraient, selon les analystes, le refus persistant de la politique officielle d’arabisation du pays par un segment de la société.
Finalement, malgré les hauts et les bas dans ce conflit tantôt sourd, tantôt ouvert, l’arabe a détrôné le français dans la langue administrative, mais ce dernier continue à lui tenir la dragée haute dans les entreprises économiques et les activités commerciales et financières internationales.
Des adversaires de l’arabisation se sont repliés sur la défense de la langue «dérija» de la rue, en affirmant que l’arabe littéral, outre qu’il éloigne de la langue maternelle, véhicule des valeurs religieuses opposées à l’Etat civil auquel ils aspirent.
La cheville ouvrière de la politique d’arabisation sous l’autorité du président Houari Boumediene, qui prétendait conduire une triple révolution agricole, industrielle et culturelle, l’ancien ministre Ahmed Taleb El Ibrahimi, 88 ans, retiré de la politique depuis plusieurs années, est ces derniers temps la cible d’attaques virulentes sur les réseaux sociaux. Il est décrit comme un «individu imbu de sa personne, convaincu de la prééminence divine de son œuvre, travesti en homme moderne, se réjouissant de la baraka des présidents qui lui ont permis de parachever son œuvre satanique». Il est aussi accusé d’avoir «poussé l’élite à l’exil et d’avoir fait le vide dans une Algérie devenue amorphe, harassée et livrée aux charognards».
L’anglais, invité surprise dans ce débat politico-culturel
Cependant, depuis quelques mois, l’anglais s’est invité sur ce champ de bataille. Ephémère ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, membre d’un gouvernement transitoire nommé au pied levé après la chute de Abdelaziz Bouteflika, Tayeb Bouzid, diplômé de l’Université de Washington, a affiché sa volonté de remplacer le français par l’anglais dans l’enseignement supérieur. «Nous voulons donner aux étudiants algériens toutes les chances pour qu’ils aient une place dans le nouveau monde. Car dans ce nouveau monde, il n’y a ni pitié ni rien. Il faut avoir les moyens et les compétences. Si on ne les a pas, on devient un poids pour la société, pour le pays et pour les autres». Violemment critiqué, lui aussi, sur les réseaux sociaux, il a commencé par substituer l’anglais au français, à côté de l’arabe, sur les en-têtes des documents officiels de son ministère. Mais le temps ne lui a pas été laissé pour aller plus loin dans son projet.
Alors que ses déclarations étaient raillées comme un «ballon d’essai sans lendemain et une grossière opération politique» pour se rapprocher des islamistes, son successeur Chems Eddine Chitour a plaidé devant le Parlement en faveur de la présentation des thèses de doctorat en anglais, ce qui suppose une formation soutenue dans cette langue. Il s’est prononcé pour une introduction progressive de l’anglais dans le cursus universitaire, en estimant que celle-ci étant la langue la plus parlée dans le monde, l’Algérie ne doit pas rester en marge de cette évolution. Le Conseil national des enseignants du supérieur (CNES) est en faveur d’une introduction de l’anglais dans l’enseignement supérieur.
Le Premier ministre Abdelaziz Djerad, diplômé de l’ENA, a à son tour apporté sa pierre au débat en appelant à l’étude de l’anglais à côté de l’arabe et du français dans le système scolaire algérien. «En plus des langues arabe et française, il faut aussi la langue anglaise. Il est nécessaire que les étudiants et les élèves aient un niveau acceptable en langue anglaise», a-t-il estimé, en inaugurant une nouvelle chaîne thématique d’enseignement à distance, Al Maarifa. Il veut aussi encourager l’enseignement du chinois. «Nous utilisons la technologie chinoise. La Chine est devenue un pays d’un haut niveau technologique. Elle l’a démontré lors de la crise du coronavirus», a-t-il soutenu. L’Algérie est l’un des principaux partenaires de la Chine en Afrique.
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