Le président égyptien le maréchal Abdelfattah Sissi a menacé d’intervenir militairement en Libye pour chasser les «mercenaires et les intrus» si la ligne Syrte-Joufra, déclarée «ligne rouge», était franchie par les troupes du GEN, à la reconquête de la Cyrénaïque contrôlée par son allié, le maréchal Khalifa Haftar.
Par Hassen Zenati
Alarmé par l’arrivée massive de troupes turques et de mercenaires islamistes recrutés sur le front syrien en Libye, et les revers militaires de son allié sur le terrain, le maréchal Khalifa Haftar, le président égyptien Abdelfattah Sissi, a ordonné samedi 20 juin 2020 à son armée de se tenir prête à intervenir dans ce pays, si «la ligne rouge» Syrte-Joufra était franchie par les groupes armés du Gouvernement d’entente nationale (GEN) dirigé par Fayez Sarraj et ses alliés, en direction de l’Egypte.
L’avertissement de Sissi à la Turquie
Abdelfattah Sissi s’exprimait devant un impressionnant alignement de blindés à la base militaire de Sidi Berrani, limitrophe de la frontière égypto-libyenne, longue de 1200 km, après avoir inspecté des avions de chasse et des hélicoptères de combat. Son avertissement s’adressait indirectement à la Turquie, sans la citer, venue en force au secours du GEN.
L’intervention turque mi-mai a permis aux troupes de Fayez Sarraj de repousser l’assaut contre la capitale Tripoli, que préparait depuis plus d’un an le maréchal Khalifa Haftar, soutenu par l’Egypte, la Russie, les Emirats arabes unis et l’Arabie saoudite, afin d’établir son pouvoir sur l’ensemble de la Libye après avoir soumis la Cyrénaïque. Vainqueurs devant Tripoli, les troupes du GEN ont annoncé leur intention de pousser leur avantage jusqu’à «libérer» l’ensemble du territoire.
«Soyez prêt à effectuer n’importe quelle mission, à l’intérieur de nos frontières, ou si nécessaire, à l’extérieur de nos frontières», a déclaré Abdelfattah Sissi à un groupement de pilotes des forces aériennes et des forces spéciales de la base aérienne de Sidi Berrani, jouxtant la frontière libyenne.
L’ultimatum adressé pae Sissi à Ankara
Devant un auditoire comprenant aussi des chefs de tribus venus de Libye, il a ajouté que «si certains pensent qu’ils peuvent franchir la ligne de front de Syrte-Jufra, pour nous c’est une ligne rouge. Si le peuple libyen passait par vous (chefs de tribus) et nous demandait d’intervenir, cela signifierait aux yeux du monde que l’Égypte et la Libye sont un seul pays, ayant un seul intérêt», a-t-il ajouté, dans un appel du pied aux Libyens afin qu’ils légitiment une éventuelle intervention militaire égyptienne. L’Egypte considère la Libye comme faisant partie de sa «sécurité nationale» et de la «sécurité nationale arabe», qu’elle estime de son droit de défendre.
Dans ce qui s’apparente à un ultimatum adressé à Ankara, Abdelfattah Sissi a proclamé que l’Egypte a désormais de son côté «toute la légalité et la légitimité internationales pour intervenir et chasser les mercenaires et les intrus», en accusant la Turquie, sans la citer, de «soutenir des milices extrémistes» et d’user de «moyens militaires pour servir ses aspirations expansionnistes».
L’Egypte va aider les Libyens à libérer leur terre et appelle au retrait de toutes les puissances étrangères présentes en Libye ainsi qu’à la dissolution des milices armées, a-t-il annoncé. Il s’est déclaré prêt à assurer aux tribus libyennes une formation et à leur fournir des armes pour combattre les «milices terroristes» — incluant, du point de vue égyptien, les groupes armés alliés au GEN.
Ce durcissement de ton intervient trois semaines après l’incident qui a opposé la marine de guerre turque à son homologue française en Méditerranée, autour d’un cargo tanzanien chargé de convoyer du matériel militaire turc et des mercenaires islamistes recrutés sur le front syrien en Libye, en soutien au GEN.
Immédiatement après la mise en échec du maréchal Haftar devant Tripoli, l’Egypte a pris l’initiative d’un «plan de paix» prévoyant un cessez-le-feu, le départ des forces étrangères et la dissolution des groupes armés, ainsi que la redistribution du pouvoir à parité entre régions libyennes au sein d’un nouveau conseil présidentiel. Mais, cette initiative, saluée par la Russie et les Emirats Unis, a été rejetée par le GEN et la Turquie comme une tentative de «sauver» le maréchal Haftar en déroute. Washington a marqué ses réserves.
Par ailleurs, à la demande de l’Egypte, un conseil ministériel des 22 membres de la Ligue arabe devrait se tenir la semaine prochaine pour examiner la situation libyenne et apporter son soutien éventuel à l’initiative de paix égyptienne, ce qui n’est nullement garanti, selon les premiers sondages informels. Déjà, le gouvernement de Fayez Sarraj, seul reconnu par l’ONU, a rejeté l’invitation, estimant, selon son ministre des Affaires étrangères, Mohammed-Tahar Siala, «n’avoir pas été consulté» et que «les procédures et les règles en vigueur pour toute réunion visant des résultats (…) n’avaient pas été respectées.»
«Une réunion par visioconférence n’est pas appropriée pour évoquer des dossiers épineux qui nécessitent des discussions et des échanges approfondis», a-t-il ajouté.
Une médiation algérienne se met en place
Le même jour, samedi 20 juin, au milieu du grondement des tambours égyptiens à la frontière est de la Libye, Fayez Sarraj était reçu à Alger par le président Abdelmadjid Tebboune, à la recherche, semble-t-il, d’une médiation algérienne pour sortir son pays de l’impasse. L’Algérie, qui se tient avec d’infinies précautions à égale distance des protagonistes du conflit, s’est à plusieurs reprises déclarée prête à «jouer un rôle de médiateur afin de rassembler les parties» pour une solution politique de la crise, en dehors de toute ingérence étrangère.
La semaine dernière, le chef du Parlement libyen élu, basé à Tobrouk, près de la frontière égyptienne, Aguila Salah, s’est également rendu à Alger où il a rencontré Abdelmadjid Tebboune. Il a déclaré que le président algérien «fera de son mieux pour réunir les Libyens» dans un dialogue «en vue d’une solution en accord avec les résultats de la conférence de Berlin» en janvier. Au sommet de Berlin, le président Tebboune avait proposé d’héberger à Alger un «dialogue» inter-libyen.
Des sources diplomatiques parlent désormais d’une possible mise à l’écart du maréchal Khalifa Haftar, récusé par le GEN et Ankara, afin de privilégier la recherche d’une solution politique avec Aguila Salah, dont l’Assemblée nationale qu’il préside est reconnue comme le GEN par la communauté internationale et qui aurait l’oreille de plusieurs chefs de tribus influents à l’est du pays. Après avoir partagé la stratégie de Khalifa Haftar d’une «solution militaire» à la crise, Aguila Salah s’est rallié récemment à l’idée d’une solution politique, à l’issue d’un «dialogue inclusif», ne rejetant que les groupes reconnus terroristes.
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