Sans un système de garanties institutionnelles opérationnel, la démocratie tunisienne se transformerait en une «inaptocratie» voire une zérocratie, où ceux qui gouvernent ne doivent pas gagner les élections, mais bien au contraire, les perdre et se ramasser avec des zéros. L’affaire Fakhfakh Gate révèle les carences d’un système qui ne saurait perdurer sans transformer une démocratie naissante en une kleptocratie installée.
Par Najah Attig *
Pour plusieurs, ce qui a suscité le plus de polémique dans le discours alarmiste du chef de gouvernement Elyès Fakhfakh, dimanche 14 juin 2020, ce n’est ni l’éventuelle révision à la baisse des salaires des fonctionnaires publics, ni la dette extérieure exorbitante (s’élevant à 60% du PIB) et les risques associés (entre autres, dégradation de la note souveraine de notre belle Tunisie), ni le manque de transparence quant aux initiatives stratégiques et audacieuses pour maintenir une économie flottante, protéger le maximum d’emplois et le tissu économique, et mener avec succès le démarrage vers une économie de connaissances et une croissance inclusive et durable, mais plutôt le fait qu’il a avoué –presque sans regret– qu’il possède des actions à hauteur de 20% dans une entreprise opérant dans le secteur de l’environnement, ayant un contrat avec l’État Tunisien.
«Monsieur Propre» lave plus blanc
Ce qui est scandalisant dans cette histoire, ce n’est pas seulement que M. Fakhfakh estimait que posséder des titres dans cette société ne relève pas d’un conflit d’intérêts, mais aussi la déclaration de Mohamed Abbou, «Monsieur Propre» du gouvernement Fakhfakh, ministre d’État auprès du chef du gouvernement chargé de la Fonction publique, de la Gouvernance et de la Lutte contre la corruption, en marge de son audition commission parlementaire, que l’affaire «est classée définitivement», parce que M. Fakhfakh a décidé de vendre ses parts dans ladite société.
Et bien, sans plus de détails, que serait-il des actions de M. Fakhfakh si le journaliste n’a pas été informé de l’existence d’un tel conflit d’intérêt? Qui possède déjà le 80% de la société et qu’elles sont ses liens avec M. Fakhfakh ou autre apparentés? À qui M. Fakhfakh a «vendu» ses parts, pour quoi et sous quelles conditions? Plus important, comment et quand ladite société a-t-elle obtenu son contrat avec l’État, saurait-elle survivre sans un tel contrat?
Même si on n’accuse personne, le peuple Tunisien a droit à des réponses claires et à la vérité toute nue. Et même si on est d’accord avec M. Abbou que le conflit d’intérêts n’implique nécessairement pas corruption, il représente typiquement la situation dans laquelle une personne (ou une entreprise) est en mesure d’exploiter sa qualité professionnelle ou officielle (d’une quelconque manière) à des fins personnelles (ou dans l’intérêt de l’entreprise). Et puis les statistiques ne mentent pas, beaucoup d’affaires de corruption, surtout dans les marchés publics, semblent être liées à des conflits d’intérêts. Sans doute, de tels conflits concernent des délits d’initiés qui favorisent l’utilisation ou la communication d’éléments privilégiés et qui peuvent permettre des gains illicites.
Le seul contrat de ladite société soulève aussi le risque d’opérations entre apparentés et la possibilité que des opérations soient conclues à des conditions qui avantagent M. Fakhfakh et/ou ses associés au détriment d’autres parties.
Il est essentiel que les informations décrivant les relations et les opérations de cette société soient fournies et de vérifier que le contrat ait été conclu dans des conditions de pleine concurrence entre des parties indépendantes.
Le favoritisme politique érigé en système de gouvernement
Le favoritisme politique, combiné avec un manque de transparence et un manque d’infrastructures de l’éthique vouées à l’institutionnalisation de l’éthique gouvernementale (et privée) peut conduire à la normalisation des conflits d’intérêts et d’autres scandales.
D’ailleurs, un dossier d’éventuels conflits d’intérêts dans le gouvernement Fakhfakh semble être bel et bien ouvert. Et si la démocratie n’est pas à l’ordre du jour, malgré les inégalités, et si son système de garanties institutionnelles n’est pas opérationnel, notre démocratie se transformerait en une «inaptocratie»… ceci n’est pas tant surprenant en Tunisie, puisque on a dépassé cette métaphore pour inventer un nouveau et unique régime politique : la zérocratie, où ceux qui gouvernent ne doivent pas gagner les élections, mais bien au contraire, les perdre et se ramasser avec des zéros.
Les débats politiques et publics dans une telle zérocratie semblent être dominés par les maîtres des mots, des orateurs, des machiavéliens qui ne font que donner une image pessimiste favorisée et maintenue par des groupes d’intérêts… alors que la Tunisie fait moins que du surplace.
* Universitaire au Canada.
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