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Islam politique : la liberté d’expression, jusqu’à la prochaine station

Emna Chargui, Taoufik Ben Brik, Hattab Ben Othman, Seifeddine Makhlouf, Lotfi Abdelli.

En essayant de se poser opportunément en champions des libertés constitutionnelles et contre la dictature, les dirigeants du parti islamiste Ennahdha, habituellement peu soucieux des libertés publiques, ainsi que l’avait démontré la condamnation d’une jeune fille à une peine de prison pour avoir reproduit une fausse sourate sur les réseaux sociaux, poursuit trois buts, la récupération des électeurs en vue d’éventuelles élections anticipées, le discrédit de ses adversaires associés au retour du RCD ou au spectre d’un régime de type Sissi, et l’intimidation afin de paralyser les enquêtes en cours.

Par Dr Mounir Hanablia *

Selon la vision qu’un certain nombre de partis politiques veulent imposer à l’opinion publique, le processus démocratique dans son ensemble est menacé par deux tendances: le césarisme, qu’on attribue au président de la république, du fait de ses visites répétées dans les casernes et sa prétention à nommer le chef du gouvernement en dehors des équilibres parlementaires; l’autoritarisme partisan dont beaucoup estiment Abir Moussi, présidente du Parti destourien libre (PDL), le dépositaire le plus achevé.

Dans cette optique un certain nombre d’affaires ont acquis valeur de symbole de la confrontation en cours entre les forces qui prétendent défendre la démocratie, et celles à qui leurs adversaires attribuent des intentions dictatoriales.

Les défenseurs autoproclamés de la démocratie… jusqu’à la prochaine station

Il faut d’abord comprendre que pour ces «démocrates», la dernière fronde contre le président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), et président du parti islamiste Ennahdha, Rached Ghannouchi, ne relève pas d’une quelconque subordination de son secrétariat à des impératifs partisans violant sa nécessaire neutralité, ni à la confusion entretenue entre les prérogatives inhérentes à l’exercice simultané des fonctions à la tête du parlement et d’un parti politique, en l’occurrence Ennahdha. En fin de compte, après toutes les péripéties qui ont conduit à une motion de défiance rejetée de justesse, le président du parlement a finalement accepté de se défaire de son homme de confiance, Habib Kheder, auquel beaucoup ont attribué la responsabilité des dysfonctionnements du cabinet de l’ombre dont il assumait la direction au bénéfice de son commanditaire. En acceptant de démissionner, et de servir de bouc émissaire, M. Kheder a du même coup fait passer à l’arrière plan la délicate question des relations obscures de M. Ghannouchi avec la Turquie et la Libye, ainsi que celle de l’empiètement sur les prérogatives du président de la République.

Il n’en demeure pas moins que, dans les mêmes milieux, on a claironné que cette démission honorait son auteur, qualifié de propre, contrairement à celle du chef du gouvernement, condamné sans procès, et qui continue d’expédier les affaires courantes bien qu’une commission parlementaire, au sein de laquelle il n’avait pas que des amis, l’ait reconnu politiquement coupable des faits qui lui sont reprochés, à savoir le conflit d’intérêts. Et comme il a été choisi par le président de la république, on a évidemment incriminé la responsabilité de ce dernier, non seulement dans ce choix, mais aussi dans celui à venir, et on y a vu une preuve de sa volonté de gouverner par-dessus le jeu parlementaire, c’est-à-dire d’instaurer la dictature.

Il y a donc une évidence qui s’impose : les défenseurs autoproclamés de la démocratie ne sont en réalité que ceux de la subordination de la présidence de la république au pouvoir du parlement, c’est-à-dire à des jeux parlementaires par lesquels un parti politique auquel personne n’avait jusqu’ici délivré le label de la probité, Qalb Tounès, accepte de trahir la confiance de ses électeurs en confiant la responsabilité de la présidence du parlement à M. Ghannouchi, avec toutes les conséquences qui en ont résulté.

Un parlementarisme malhonnête se situant de facto au dessus des lois

Mais en s’obstinant à prêter au chef de l’Etat des intentions dictatoriales, les tenants du parlementarisme ont argué d’une arrestation qu’ils ont jugée abusive, celle d’un greffier du tribunal pour insulte contre le président de la république, après que ce dernier eût publiquement fait état de la disparition du tribunal d’un dossier se rapportant à un accident qui avait fait grand bruit, celui de la fille d’un ex-ministre nahdhaoui, Anouar Maarouf, conduisant une voiture de l’administration. L’opinion publique avait attribué l’impunité dont elle avait jusque-là bénéficié aux relations de son père, issu d’un parti politique bien connu, membre de la coalition gouvernementale, et cette affaire était devenue le symbole d’un parlementarisme malhonnête se situant de facto au dessus des lois.

Ainsi donc si l’évocation de ce dossier n’était pas innocente, celle de sa disparition avait une autre signification, se rapportant à la probité d’une partie de la justice, celle des greffiers, et à la responsabilité administrative et politique du ministre. Et le président de la république étant lui-même un professeur de droit constitutionnel, son épouse une ancienne juge, on peut supposer qu’il savait de quoi il parlait. En tous cas, comme par miracle, le dossier disparu a resurgi, et un sombre greffier du tribunal, se présentant comme un membre du syndicat de sa profession, n’a pas manqué de dénoncer, invocation de versets du Coran à l’appui, l’inexactitude des propos tenus par le Chef de l’Etat, déshonorant l’ensemble de la corporation des greffiers. Le choix des versets du Coran invoqués pouvant laisser entendre que le président de la république, ou ceux chargés de lui rapporter les informations, soient dépourvus de crédibilité morale, l’équivoque entretenue n’a pas suffi, et le greffier a donc été incarcéré.

Renseignement pris il s’est avéré que le syndicat au nom duquel ledit greffier s’était exprimé était affilié au parti islamiste Ennahdha et ne faisait pas partie de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), le syndicat quasi majoritaire, qui s’est empressé de s’en désolidariser.

L’hypothèse de plus en plus crédible d’une justice aux ordres

Ainsi donc cette affaire a révélé une troisième réalité, la plus grave, celle d’un syndicat islamiste opérant au sein du tribunal et capable d’occulter les dossiers au bénéfice de ses commanditaires. Le spectre d’une justice aux ordres capable de dissimuler des preuves dans les nombreuses affaires non résolues d’assassinats politiques et de terrorisme passait ainsi du stade du récit fantastique, à celui de l’hypothèse raisonnable, imposant une enquête interne approfondie, à tout le moins au sein du tribunal de Tunis. Le transfert récent du dossier de l’assassinat de Mohamed Brahmi, par la Cour de Cassation, vers le tribunal d’Ariana, semble d’ailleurs démontrer que le ministère de la Justice en est désormais bien conscient. Dans ces conditions l’arrestation de ce greffier ne reposerait pas simplement sur des interprétations divergentes du Coran, ni sur des propos injurieux à l’encontre de l’autorité, ou des manquements graves au respect de la liberté d’expression, ainsi qu’en font désormais état des partis politiques gravitant dans la sphère islamiste.

En essayant de se poser opportunément en champions des libertés constitutionnelles et contre la dictature, la mouvance islamiste, habituellement peu soucieuse des libertés publiques, ainsi que l’avait démontré la condamnation d’une jeune fille à une peine de prison pour avoir reproduit une fausse sourate sur les réseaux sociaux, poursuit donc trois buts, la récupération des électeurs en vue d’éventuelles élections anticipées, le discrédit de ses adversaires associés au retour du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) ou au spectre d’un régime de type Sissi, et l’intimidation afin de paralyser les enquêtes en cours, notamment sur les assassinats de Chokri Belaid et Mohamed Brahmi où sont impliqués des personnes issues de la nébuleuse islamiste.

L’irruption de l’affaire Lotfi Abdelli, un humoriste obsédé dans les termes les plus vulgaires par l’anatomie de Mme Moussi et dont certains spectacles ont été annulés, démontre jusqu’à quel degré de cynisme, de mauvais goût, et de mauvaise foi, certains députés islamistes sont prêts à aller afin de déchaîner les instincts les plus vils de leurs compatriotes et à les induire en erreur.

Une affaire de liberté d’expression en cache d’autres

Evidemment on a argué du droit de M. Abdelli de présenter ses spectacles au nom de la sacrosainte liberté d’expression, et on s’est interrogé pour savoir pourquoi tous ceux qui avaient défendu Taoufik Ben Brik, un blogueur opposant de longue date de Ben Ali et récemment condamné par la justice pour des propos tenus sur un plateau télévisé, n’avaient pas cette fois bougé en faveur de l’humoriste.

Il y a quand même une différence entre des propos tenus une seule fois, exprimant une opinion dont on doive se justifier, et un spectacle constitué de propos orduriers à l’encontre d’une personnalité politique, qu’on répète à longueur d’année plusieurs soirées par semaine dans plusieurs villes de la république. C’est la même différence qu’il y a entre le nu exposé dans une galerie de peinture ou les versets pas si blasphématoires que cela dans leur contenu, relayés par une adolescente sur le facebook, et les grossièretés et les jurons de charretiers dont on agresse nos oreilles et nos êtres à longueur de journée qui rendent impossible toute perspective de vie digne dans nos villes et nos villages, et dont nos islamistes se sont bien gardés d’obtenir des condamnations exemplaires.

On en arrive à cette hypothèse étonnante: dans la lutte contre le blasphème, d’aucuns sont plus intéressés par le pouvoir de le désigner à la vindicte publique, selon leur bon vouloir, que par sa suppression. Mais l’intimidation ne se résume pas qu’en la comparaison de ce qui n’est pas comparable. Tout ceci crée un environnement propice aux dépassements de toutes sortes visant avant tout l’autorité de l’Etat, des soldats assassinés par les contrebandiers sur la frontière sud du pays, au secrétaire général d’une faculté marqué au visage, devant chez lui, au couteau, en passant par les épreuves de baccalauréat dont le déroulement anormal cette année en dehors de l’habituelle surveillance policière, a été plusieurs fois rapporté. L’existence d’un corporatisme républicain au sein de la police en rend la collaboration désormais plus ardue dans le sens où c’est souvent elle qui définit ses tâches prioritaires.

Mais cela contribue aussi à la déliquescence de l’autorité de l’Etat qui semble être finalement l’objectif commun que se sont assignés tous ceux qui prétendent au sein du parlement lutter pour la démocratie, dont autant leurs références mentales qu’idéologiques demeurent pourtant fort éloignées, et qui excitent pour arriver à leur fin la misogynie de la rue, et son agressivité, pour le moment verbale.

Erdogan reprenant sans doute des propos de Lénine, avait bien dit : «Nous prendrons le train de la démocratie, et quand il nous aura menés là où nous voulons, nous en descendrons!».

* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.

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