Accueil » ‘‘Une vie en politique’’, le livre-testament de Hamed Karoui

‘‘Une vie en politique’’, le livre-testament de Hamed Karoui

‘‘Une vie en politique’’ de Hamed Karoui est un livre-témoignage sur les ères Bourguiba et Ben Ali. Il vient rafraîchir la mémoire des uns, interpeller la conscience des autres et aiguiser la curiosité de ceux qui se passionnent pour la chose publique.

Par Salah El-Gharbi *

Aussitôt sortis victorieux de la lutte contre la colonisation française, les Destouriens, membres du parti nationaliste du Néo-Destour, vont investir exclusivement et durablementla vie politique du pays. Durant six décennies, le pouvoir hégémonique et tentaculaire du «Parti» va connaître de multiples difficultés qui finissent par rogner sa légitimité historique et mettre à mal la confiance bien réelle que la population pouvait avoir en ses dirigeants.

Durant toute cette période, parmi les responsables destouriens, l’omerta dominait. Il a fallu le séisme politique de 2011 pour que les voix s’affranchissent réellement et que l’on assiste, enfin, à la multiplication des témoignages directs ou indirects des personnalités politiques de l’«ancien régime»… Ainsi, depuis le départ de Ben Ali, les publications se succèdent alimentant la curiosité du grand public. En témoignent celles des entretiens d’Ahmed Ben Salah avec Nora Borsali, celle de Hédi Baccouche et son ‘‘En toute franchise’’ (Sud Editions, 2018) ou les ouvrages de Mansour Moalla…

‘‘Une vie en politique’’ de Hamed Karoui, un ensemble de témoignages recueillis par Taoufik Hbaieb et Abdellatif Fourati et traduits en français par le professeur Abdeljelil Karoui, fait partie de ces livres qui viennent rafraîchir la mémoire des uns, interpeller la conscience des autres et aiguiser la curiosité de ceux qui se passionnent pour la chose publique.

Un sens aigu des responsabilités publiques

L’ancien Premier ministre de Ben Ali appartient à cette jeunesse volontaire et ambitieuse qui, aux lendemains de l’indépendance, était animée par le désir de contribuer à l’édification d’une Tunisie nouvelle, prospère, moderne et fière d’elle-même. À travers cet ouvrage autobiographique, il revisite le passé, retraçant son propre parcours, celui d’un militant destourien de la deuxième génération, nourri de sentiments patriotiques, alliés à un sens aigu des responsabilités publiques.

Néanmoins et même si son adhésion au mouvement nationaliste fut exclusive, l’homme se targue d’avoir un parcours un peu atypique. Ainsi, rentrant de France, le diplôme de médecin en poche, bien qu’il soit militant actif au sein du mouvement estudiantin et contrairement à d’autres parmi ses camarades, Hamed Karoui ne se précipite pas au palais de Carthage offrir ses services à Bourguiba. Fier, l’homme préfère rentrer au bercail, retrouver les siens et Sousse, sa ville natale, pour y exercer sa noble profession.

Dès lors, et tout en gardant un œil attentif sur tout ce qui se passe aux hauts lieux du pouvoir, Hamed Karoui consacre toutes ses énergies à Sousse en accumulant les responsabilités, celles de député et de maire de la ville mais aussi celle de président d’un des plus prestigieux clubs du foot tunisien, à savoir l’Étoile sportive du sahel (ESS), sa passion de toujours.

Une longévité due à sa totale discrétion

Cependant, aussi réservé fût-il, l’homme, fort de son expérience locale, a du mal à résister à la tentation de se rapprocher du haut sommet du pouvoir. Et un jour, après «la traversée du désert» (l’expression lui appartient), due vraisemblablement à ses liens de parenté avec Ahmed Ben Salah, son beau-frère, tombé en disgrâce en 1970, le notable de Sousse finit par être appelé à jouer des rôles de plus en plus importants à l’échelle nationale, d’abord comme ministre de la Justice, puis en tant que directeur du «Parti» sans pour autant que le cordon ombilical avec sa ville ne soit rompu, avant qu’il ne soit propulsé, à la faveur de l’intronisation de Ben Ali, en 1987, pour devenir Premier ministre, un poste qu’il occupera durant une décennie, une longévité due, à ne pas en douter, à sa totale discrétion et à sa capacité à travailler, comme il l’explique lui-même.

Dans cette ‘‘Vie en politique’’, le narrateur retrace le cheminement d’une vie publique active et riche en rebondissements. Dans ce témoignage où domine le sentiment d’une satisfaction mesurée, celle du devoir accompli, Hamed Karoui nous introduit aussi bien dans les coulisses du pouvoir bourguibien que dans les arcanes politiques de «l’ère Ben Ali».

Dans l’ensemble, comme l’homme est connu par sa retenue et sa discrétion, tout est dit, non sans nuances, mais jamais dans l’outrance et sans polémiquer. Le non-dit l’emporte et le procès du pouvoir destourien nous est rendu d’une manière différée, elliptique laissant le soin au lecteur de deviner et de compléter… De la sorte, ses silences sont aussi expressifs que ses déclarations.

Dans les dédales du pouvoir «novembriste»

Intarissable de louanges dès qu’il se met à parler du «Bourguiba-combattant», mais concis quand il évoque, avec amertume, l’image d’un président «amnésique», éprouvé par la maladie et l’otage d’une cour cupide. Et, puis, dès qu’il est question de l’époque où l’homme est à la Casbah, l’obligation de réserve fait de sorte que le ton devient aussitôt distancié et l’évocation de certains épisodes politiques reste furtive et lapidaire.

Ainsi, en petites touches, le narrateur esquisse l’ambiance qui dominait sous Ben Ali et nous entraîne avec lui discrètement dans les dédales du pouvoir «novembriste» ce qui ne fait que nous conforter dans l’opinion que nous avons personnellement de cette époque. Autrement dit, «vue de l’extérieur, la boutique semblait bien tenue, le gérant de la Casbah étant un homme manifestement intègre, scrupuleux et attentif à l’équilibre de son budget. La vitrine paraissait propre et ordonnée, achalandée et alléchante. Mais, il suffisait que l’on s’introduisît à l’intérieur de la lugubre arrière-boutique pour être frappé par l’atmosphère ténébreuse et humide qui sentait le moisi et où les gros rats, livrés à eux-mêmes, se pavanaient entre les sacs de blé dont ils se servaient à loisir, sans couiner… »1

Cette «Vie en politique» est un ouvrage plein d’anecdotes qui nous éclairent sur une partie de notre histoire contemporaine. Certaines nous plongent dans un univers qui rappelle bien celui de la «série noire», comme cet épisode qui raconte comment Ahmed Ben Salah, à l’époque où il était en prison, s’offrait des sorties nocturnes pour aller visiter sa famille, et ce, grâce à la complicité de son geôlier. Or, un soir, l’ancien ministre est reconnu par le chauffeur de taxi qui, après l’avoir déposé, court à un poste de police pour le dénoncer. Ce que le texte s’abstient d’ajouter, c’était que ce soir-là, les agents, incrédules, allaient vite éconduire le témoin zélé, en l’accusant d’hallucination.

Les relations troubles des Destouriens avec l’islam politique

L’épisode consacré à la relation de Hamed Karoui, chef du «Parti», avec les islamistes, reste un des moments forts du livre. La rencontre secrète, réitérée, et les entretiens avec Hamadi Jebali, un haut cadre d’Ennahdha, qui se trouve, par ailleurs, être l’ami de son fils, est une séquence digne d’un film d’espionnage. D’ailleurs, l’évocation embarrassée des péripéties de cet événement éminemment politique ne fait trahir les relations troubles et mal assumées que les Destouriens entretiennent avec l’islamisme politique durant les trois décennies qui précèdent la «révolution».

Certes, dans ‘‘Une vie en politique’’, Hamed Karoui cherche à rétablir certaines véritables vérités, à plaider en faveur de son parcours personnel, à offrir à l’opinion publique un bilan nuancé du pouvoir destourien sous Bourguiba et sous Ben Ali, mais, il nous laisse sur notre faim. On aurait aimé, par exemple, entendre cet ancien responsable politique de haut rang justifier son silence sous la «troïka»2 (première période), la coalition gouvernementale conduite par Ennahdha, expliquer les circonstances de son «retour» en 2012 qui coïncide curieusement avec le retour en force de Béji Caïd Essebsi, mais aussi, ses relations tumultueuses avec Abir Moussi, un peu trop véhémente à son goût, celle qui finit par faire une OPA sur le Parti destourien libre (PDL), la structure dont Karoui revendique la paternité.

* Universitaire et écrivain.

Notes :
1- Extrait de notre ouvrage à paraître courant janvier 2021, chez Arabesques sous le titre : ‘‘Le Pont de la discorde’’, essai sur la rhétorique politique à l’épreuve de la transition démocratique.
2- Alors que son fils Néjib, pourtant proche des islamistes, va vite prendre ses distances par rapport à ses amis d’hier. Cf. à l’époque son interview au quotidien «Maghreb».

Articles du même auteur dans Kapitalis :

Donnez votre avis

Votre adresse email ne sera pas publique.