En mobilisant le ban et l’arrière ban des militants pour défendre son président, Rached Ghannouchi, le parti Ennahdha n’aura finalement pas réussi, tout compte fait, à réunir plus de 2% de l’électorat tunisien. Pour lui, la manifestation d’hier ne fut donc en réalité nullement un triomphe, mais le champ du cygne, et ne confirme qu’une chose : son influence actuelle dans le pays est disproportionnée par rapport à son importance réelle et aux préoccupations de l’opinion publique.
Par Dr Mounir Hanablia *
On pourra tout aussi bien vivre dans un pays à la dérive où les lendemains demeurent incertains. Il n’y en aura pas moins des suicidés, ces diabétiques grands adeptes de la cigarette, qui viendront un midi d’un samedi, celui de la grande manifestation du parti Ennahdha, s’assurer que l’inquiétante entité sémiologique dont ils ont très inhabituellement éprouvé la brûlante pesanteur nocturne sur le milieu de la poitrine, ne les soumette pas à un danger imminent. Et ils auront eu raison de le faire, ces miraculés de la destinée, même quand l’électro cardiogramme et le grand ersatz de la vulgarisation scientifique, les troponines, leur auront assuré une fausse sécurité.
Erwin Schrödinger ou Niels Bohr, les grands prophètes de la théorie quantique, celle classique de l’école de Copenhague, s’ils avaient été médecins, leur auraient sans doute assuré que sans coronarographie, la réalité physique de leur mal n’existerait que dans la mesure où l’observateur, le cardiologue, en fît lui-même partie. Hugues Everett, ce représentant de l’interprétation hétérodoxe de cette même théorie de la physique quantique, leur aurait expliqué qu’une infinité de mondes existerait simultanément où l’état de leurs coronaires irait de la normalité absolue jusqu’à la thrombose occasionnant un infarctus du myocarde, et que ce faisant, la prudence la plus élémentaire commanderait qu’ils se déplacent vers un milieu spécialisé pour s’en assurer.
Une normalisation sociale de la mort
Et en fin de compte, dans ce monde ci, plus précisément dans ce pays, des salles de coronarographie après dix années de pouvoir nahdaoui sont disponibles, elles l’étaient déjà sous Ben Ali, les stents aussi, quand l’Aspégic dans sa forme injectable n’existe plus depuis des mois, et l’assurance maladie sans le fameux accord préalable délivré par ses services, exclut de sa prise en charge les syndromes coronariens aigus sans modifications électriques ou enzymatiques, tant bien même il s’agirait d’une urgence absolue.
Cette disponibilité médicale ne serait ainsi que relative. En tous cas, les produits disponibles sont souvent les plus coûteux. Le fameux sésame pour accéder au geste salvateur dans les cliniques ne pourrait être que le chèque dit de garantie, couvrant la totalité des frais, pouvant atteindre 20.000 dinars, sinon plus, et remis aux services financiers dès l’entrée. Des gens meurent parce qu’ils sont incapables de délivrer le fameux chèque mais aucune statistique n’en fait état, et pour cause. Et apparemment la justice ne s’avère non plus pas très désireuse de fournir les informations nécessaires au sujet des plaintes déposées à ce propos.
Il y avait là un véritable tabou, que même l’UGTT, intraitable quand il s’est agi de dégommer Olfa Hamdi ou d’empêcher la privatisation du secteur public, évite soigneusement d’aborder. Soit dit en passant, M. Taboubi possède des amis sûrs chez le syndicat des propriétaires de cliniques, qui lui fait partie de l’Utica, l’organisation patronale, et la centrale syndicale prend médicalement en charge ceux qui lui siéent; mais honni soit qui mal y pense.
Les malheurs des uns font le bonheur des autres
Cependant avec la pandémie, une véritable normalisation sociale de la mort a eu lieu. Les patients capables de payer la somme de 80.000 dinars ont le droit de bénéficier des soins qui ne leur garantissent pour autant pas la vie, mais qui n’en accroissent pas moins les dividendes de certains actionnaires majoritaires. Les malheurs des uns font bien le bonheur des autres. Et l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) s’apprête à voter une loi exonérant de toute responsabilité les fabricants des vaccins pour d’éventuels effets secondaires, dont les soins seront assumés par le contribuable tunisien. Pour ceux qui ignoraient encore où se situaient les priorités de nos députés, le doute n’est désormais plus permis.
Une autre question est celle de savoir si un quelconque médecin ne sera pas un jour jeté en pâture, pour ne pas s’être porté caution solidaire avec son patient, à une opinion publique, plutôt encline à trouver normal que dans ce contexte politique et sanitaire particulier, un parti politique usé par dix années de pouvoir et habitué à battre les tambours de guerre de la religion, mobilise ainsi ses militants, la plupart issus du sud du pays, pour descendre dans la rue à Tunis, défendre le siège menacé de son président à la tête de l’ARP.
Comme toujours, la photo constitue un outil extrêmement efficace de publicité ou de propagande. L’une de celles utilisées par un hôtel de Manado, à Sulawesi, en Indonésie, donnait ainsi l’impression tout à fait fausse, à travers un fascinant coucher du soleil englobant sa piscine, de se situer en bord de mer.
Une manifestation qui pèsera en matière épidémiologique
Les organisateurs de la manifestation du parti Ennahdha avaient un souci majeur, celui de donner l’impression de la multitude innombrable agglutinée, en dépit du virus, tout le long des deux kilomètres de l’avenue Mohamed V. Cette manifestation pèsera de son poids en matière épidémiologique et de mutation virale, dont évidemment Rached Ghannouchi refusera comme à son habitude d’assumer la responsabilité. Mais en admettant que le flux humain eût recouvert les 2 kilomètres de cette artère large d’une trentaine de mètres, et c’est une surestimation, cela ferait une surface de 60.000 mètres carrés. Et en admettant que les gens se fussent agglutinés autour de l’estrade à raison de trois personnes au mètre carré sur une profondeur d’environ 200 mètres, cela ferait 18.000 personnes, le reste de la densité sur l’avenue étant raisonnablement de 1 personne au mètre carré. La manifestation du parti Ennahdha n’aurait donc pas dépassé 70.000 personnes, ce nombre se rapprochant de celui des fameux kamikazes évoqués par Noureddine Bhiri. C’est peu relativement aux moyens mis en œuvre, à la position du parti à la tête de l’Etat depuis une décennie, et à l’ensemble de l’électorat tunisien actif. Il eût peut être mieux valu avec la somme réunie, contribuer à la libération de Nabil Karoui, en réunissant la caution exigée.
En mobilisant le ban et l’arrière ban des militants après un mois de campagne intensive à travers tout le territoire, pour défendre son président M. Ghannouchi, ce parti n’aura en effet pas réussi à réunir plus de 2% de l’électorat tunisien. Pour ce parti, la manifestation d’hier ne fut donc en réalité nullement un triomphe, mais le champ du cygne, et ne confirme qu’une chose : son influence actuelle dans le pays est disproportionnée par rapport à son importance réelle et aux préoccupations de l’opinion publique.
La conclusion est évidente. De nouvelles élections législatives sont nécessaires afin de consacrer ces nouvelles réalités politiques.
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