Pour revenir à la visite de 48 heures effectuée cette semaine par Rached Ghannouchi à Doha, on constatera sans peine la gêne qu’elle a provoquée dans les rangs du parti islamiste Ennahdha, dont les dirigeants se sont mobilisés ces derniers jours pour en exagérer l’importance et les retombées, de façon tout à fait maladroite et, souvent même stupide.
Par Ridha Kéfi
D’abord, M. Ghannouchi est parti presque secrètement au Qatar, puisque le président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) n’a pas cru devoir en informer le bureau de l’Assemblée. Pour rattraper le coup, ses sbires vont expliquer dans les réseaux sociaux qu’il s’agissait d’une visite «à caractère personnel». Le chef des islamistes est-il allé rendre visite à sa fille Soumaya, qui travaille et réside dans l’émirat gazier ? On pourrait bien l’admettre, même si les visites à l’étranger d’un chef de parlement, quel qu’en soit le caractère, sont censées être communiquées à l’opinion publique. Sauf que, ces chers sbires se sont rapidement ravisés pour affirmer que la visite de M. Ghannouchi, pour «personnelle» qu’elle ait pu être, s’inscrit en réalité dans le cadre de ce qu’ils ont appelé la «diplomatie partisane» («al-diplomacia al-hizbia»). On remarquera au passage qu’ils ont évité, cette fois, le concept tout aussi discutable de «diplomatie parlementaire», utilisé lors de précédentes escapades à l’étranger de l’incontrôlable cheikh, pour éviter de braquer les alliés d’Ennahdha au parlement qui n’étaient pas, eux non plus, informés de la fameuse visite.
Effets d’annonces, désinformations et mensonges
M. Ghannouchi était donc en mission officielle et mandaté par son parti auprès des autorités qataries pour demander leur soutien financier à la Tunisie, dont les finances publiques sont dans un piteux état et qui a besoin de mobiliser quelques vingt milliards de dinars, auprès d’hypothétiques bailleurs de fonds, pour boucler son budget de l’Etat pour l’exercice en cours.
Soit, c’est même une démarche noble et louable, et on est censés l’applaudir des deux mains, d’autant que le gouvernement Hichem Mechichi, contrôlé par Ennahdha et ses alliés Qalb Tounes, Al-Karama et d’autres «poussières» de partis, peine à convaincre les bailleurs de fonds traditionnels du sérieux des réformes économiques annoncées à cor et à cri et de sa capacité à les implémenter. Sauf qu’ici aussi, il y a plus qu’un bémol.
D’abord, le Qatar a déjà opposé une fin de non-recevoir au ministre de l’Economie et des Finances Ali Kooli qui, au cours d’une récente visite à Doha, avait demandé aux autorités de ce pays «frère et ami» d’accepter le report du remboursement d’un précédent prêt à la Tunisie de quelque 500 millions de dollars et, émis comme condition pour envisager d’accorder un nouveau financement à la Tunisie le début de remboursement de ce prêt. On ne voit pas par quel miracle la position qatarie a-t-elle changé, même si les partisans de M. Ghannouchi, dont la stupidité n’a d’égal que la fourberie, aiment croire à la «baraka du cheikh», dont les Tunisiens apprécient les bienfaits depuis 2011.
L’un des lieutenants du chef islamiste Radwan Masmoudi, fondateur du Centre pour l’étude de l’islam et de la démocratie qu’il préside depuis 1999, a, dans un post Facebook, souligné la réussite de la visite de Rached Ghannouchi à Doha. Pour appuyer ses dires, il a parlé d’un financement de 2 milliards de dollars que l’émirat aurait accepté d’accorder à la Tunisie. On remarquera que ce montant est faramineux et coïncide, curieusement, avec la moitié de celui que la Tunisie espère obtenir, sur trois ans, dans le cadre d’un nouvel accord de financement avec le FMI. Mais il faut faire preuve d’une grande naïveté d’esprit et d’une ignorance crasse des arcanes de la finance internationale pour croire à une telle baliverne. Car, non seulement les Qataris ne débourseront pas une pareille somme pour dépanner la Tunisie, mais même s’ils ont envie de le faire pour des raisons qu’il va falloir chercher à comprendre, ils n’en discuteraient sans doute pas avec Rached Ghannouchi, fut-il le président de l’Assemblée, mais avec le chef du gouvernement ou, tout au moins, le ministre des Finances, et ne prendraient un pareil engagement qu’après de longues réunions techniques entre les responsables des deux pays.
M. Masmoudi, qui a supprimé son post (voir ci-dessus) devrait réfléchir par deux fois avant d’avancer de pareilles inepties, à moins qu’il ne cherche à se payer la tête des Tunisiens, comme le font souvent les islamistes en multipliant les mensonges et des désinformations.
Doha n’a pas déroulé le tapis rouge à Ghannouchi
Dans son post supprimé, M. Masmoudi ne parle pas seulement d’un financement de 2 milliards de dollars : à l’en croire, le président d’Ennahdha a rapporté aussi dans ses valises, tenez-vous bien !, «l’engagement du Qatar à acheter 2 millions de vaccins anti-Covid pour la Tunisie, à payer la seconde tranche de la prime de publicité au profit du Club africain, à doubler le nombre de travailleurs tunisiens au Qatar et à organiser une conférence sur l’investissement en Tunisie» (sic !)
À ce que l’on sache, le père Noël n’est pas qatari et la générosité de l’émirat a des limites. On aurait aimé croire M. Masmoudi et les autres sbires de Ghannouchi (Maher Madhioub, Noureddine Bhiri, Rafik Abdessalem Bouchlaka, Mohamed Goumani…) mais on n’est pas prêts à avaler la pilule du succès de sa visite à Doha, d’autant que le président d’Ennahdha n’a pas eu droit, comme par le passé, au tapis rouge et n’a été reçu par aucun responsable qatari, d’autant aussi que sa visite a coïncidé avec le grand scandale financier impliquant le super ministre des Finances, Ali Cherif Al-Emadi, arrêté pour abus de pouvoir et détournement de fonds publics.
Lors de cette visite, comme nous l’avions écrit dans un précédent article, Rached Ghannouchi a surtout cherché, auprès de ses hôtes, des assurances qu’ils ne lâcheront pas leurs alliés et obligés d’Ennahdha comme l’a récemment fait, sans état d’âme, le président turc Recep Tayyip Erdogan, en chassant les dirigeants des Frères musulmans de son pays et en renouant avec l’Egypte et l’Arabie saoudite, les plus redoutables ennemis de ce mouvement. Il n’est pas sûr que le chef des islamistes Tunisiens soit rentré à Tunis un tant soit peu rassuré, car le Qatar est lui aussi en train de revoir ses politiques régionales et de lorgner Riyad et Le Caire. Si les pourparlers actuels entre l’Egypte et la Turquie aboutissent à une reprise des relations diplomatiques entre les deux pays, on peut être sûr que Doha ne tardera pas à emboîter le pas à Ankara.
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