Contrairement à ce qu’elle a suscité comme réactions positives, et au risque de décevoir beaucoup d’acteurs politiques, nous sommes tentés d’affirmer que la dernière sortie du président de la république, Kaïs Saïed, en recevant en audience hier, mardi 15 juin 2021, au Palais de Carthage, d’anciens chefs de gouvernement, ne constitue nullement une ouverture réelle pouvant débloquer la crise institutionnelle et politique actuelle en Tunisie. Décryptage…
Par Ridha Kéfi
Bien entendu, on aurait aimé entendre les réactions du chef du gouvernement en poste, Hichem Mechichi, et celles des anciens chefs de gouvernement présents, Ali Larayedh, Youssef Chahed et Elyes Fakhfakh, au long speech du chef de l’Etat, mais il suffisait de voir les expressions des visages de ces derniers, durant ce même speech, alternant perplexité, étonnement et incrédulité, pour comprendre que le soi-disant dialogue national auquel M. Saïed appelle ou auquel il semble consentir n’a rien à voir avec celui auquel pensent tous les autres acteurs de la scène politique, et surtout ceux qu’il considère comme ses adversaires politiques, à savoir les dirigeants du parti islamiste Ennahdha et de ses deux principaux alliés, Qalb Tounes et Al-Karama, constituant le «coussin politique» de M. Mechichi, pour lequel l’audience était visiblement une énième séance de torture. Et c’est sans doute ainsi qu’elle avait été conçue, dès le départ, par son instigateur, qui tenait visiblement aussi à avoir des témoins oculaires de cette «mise à mort politique» de celui qu’il avait lui-même nommé, qui se retourna contre lui et qu’il n’est pas loin de considérer comme un traître… Et quels meilleurs témoins pourrait-il avoir que les prédécesseurs de ce dernier !
Un lexique agressif et belliqueux
Cela devait être signalé pour donner une idée de l’atmosphère dans laquelle s’est déroulée ce que beaucoup ont un peu rapidement considéré comme une ouverture présidentielle, et qui, de notre point de vue, n’a nullement dérogé aux habitudes de M. Saïed, qui nous servit, à cette occasion, son lexique habituel, agressif et belliqueux, où il joue, tour à tour, les rôles de magistrat suprême, principal garant du respect de la Constitution et des lois de la république, de chef d’Etat élu directement par le peuple, transcendant les partis, incarnant l’âme de la nation et veillant à l’unité de l’Etat, et de président de tous les Tunisiens… mais à l’exclusion de ceux qu’il classe parmi les ennemis du peuple, les corrompus, les valets de l’étranger, etc.
En fait, et à bien y réfléchir, M. Saïed n’a rien lâché à ses adversaires et reste fermement attaché à ses certitudes doctrinales et à ses positions de principe. Le dialogue national auquel il pense ne réserve aucune place aux partis, symboles selon lui de l’infamie, plus soucieux de leurs intérêts et de ceux des lobbys intérieurs et extérieurs qui les soutiennent et les soudoient.
Un dialogue national aux contours évanescents
Ce dialogue, dont il va falloir que le président nous précise un jour le format, les protagonistes, l’ordre du jour et les résultats escomptés, ne prévoit pas non plus de place pour les blocs parlementaires, dont la représentativité, au regard de la loi électorale en vigueur et du système politique pourri ayant permis leur accession à la représentativité nationale, est sujette à caution. Et cela, M. Saïed ne cesse de le dire et de le marteler pour que l’on comprenne une fois pour toute que le dialogue national, vu du Palais de Carthage, ne sera possible qu’au terme d’une rigoureuse sélection politique, afin de s’assurer qu’aucune force douteuse ou personnalité traînant des casseroles ne puisse y trouver la moindre légitimation. «On ne dialogue pas avec les corrompus et les ennemis du peuple», dit-il.
Celui qui pense incarner la volonté populaire (son slogan électoral n’était-il pas «Echaâb yourid», c’est-à-dire le peuple veut ?) et qui se présente, sans mégalomanie aucune, comme le principal défenseur des intérêts des pauvres, des bannis et des laissés-pour-compte, lesquels s’identifient à lui et constituent sa force de frappe électorale (n’avait-il pas remporté plus de 72% des voix exprimées au second tour de la présidentielle de 2019 ?), contre la voracité des lobbys d’intérêts qui exploitent ses richesses, l’appauvrissent et complotent contre lui dans les chambres obscures (ce sont là ses mots)… Ce champion toutes catégories de la «révolution de la dignité» n’est pas loin de penser qu’il est le seul habilité à choisir les protagonistes appelés à participer à un «vrai dialogue national», les précédents étant tous, selon lui, de «faux dialogues» puisqu’ils ont servi les intérêts exclusifs des mêmes parties et des mêmes partis aussi.
Un populisme à forte portée socialisante
C’est ce discours populiste et à forte portée socialisante qui semble avoir séduit le secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), Noureddine Taboubi, dont on peut estimer que le bagage intellectuel ne lui permettait pas de saisir la portée exclusive de la sémantique présidentielle, et qui semble avoir plaidé, en convaincu, pour faire accréditer l’idée d’une «ouverture présidentielle», qui n’en est finalement pas une. Une «ouverture» à laquelle les islamistes se sentent obligés de croire, en tombant dans le piège de leur propre casuistique portée par un fort besoin de consensus.
Si c’est là une «ouverture», elle serait plutôt en trompe l’œil : une sorte de leurre qui permet à Kaïs Saïed de berner momentanément ses adversaires, de leur faire perdre encore du temps et de les mettre dos au mur, alors que la crise économique et financière grossit et risque même de transformer la colère populaire en révolte ouverte contre le gouvernement Mechichi et contre son principal soutien : l’Assemblée.
Bref, le président reste fidèle à sa ligne intransigeante et imperméable à toute forme de consensus négocié par des partis politiques…
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