Le président de la république Kaïs Saïed a refusé de promulguer les amendements de la loi réglementant la mise en place de la Cour constitutionnelle au prétexte que le délai constitutionnel pour la mise en place de cette Cour a été dépassé. Ce qui est vrai, car cette institution aurait dû être mise en place depuis 2015. M. Saïed est certes dans son rôle de magistrat suprême veillant au respect des lois, et notamment de la Loi fondamentale, mais a-t-il vraiment mesuré, lui le spécialiste de droit constitutionnel, les conséquences de sa décision qui mine la base juridique de la Constitution, sur la base de laquelle il avait été élu lui-même ?
Par Mounir Chebil *
La Constitution a été élaborée après le délai d’une année des élections de l’Assemblée nationale constituante (ANC) comme indiqué au décret n°1086 du 3 août 2011 relatif à l’appel des électeurs qui aurait complété et précisé le décret-loi n° 2011-35 du 10 mai 2011 relatif à l’élection de l’ANC. Il y avait, à l’époque, un consensus général pour que la constituante achève sa mission dans le délai d’une année.
Ayant largement dépassé ce délai sans l’autorisation du peuple souverain, les constituants auraient commis une usurpation de pouvoir qui rendrait leur Constitution élaborée hors-délai sans fondement juridique. Il ne faut pas oublier que nous sommes dans le cadre de la souveraineté populaire où le pouvoir appartient au peuple et non à ses délégués, puisque la possibilité de l’approbation de la Constitution par voie référendaire a été fixée par le décret-loi n° 2011-35 du 10 mai 2011.
La constituante de 2011 n’avait pas de pouvoir originaire
En réalité, nous sommes devant une constituante où le pouvoir des constituants est dérivé et non originaire et donc illimité. Car, lorsque le pouvoir constituant originaire élabore une Constitution, il ne rencontre aucune règle qui le limite. Puisqu’il n’y a pas ou qu’il n’y a plus de Constitution en vigueur, on se trouve dans une situation de vide juridique, c’est-à-dire qu’il n’existe plus de règle supérieure à la volonté du pouvoir constituant originaire. C’est pourquoi le pouvoir constituant originaire est un pouvoir initial, autonome et inconditionné. Par définition même, il n’est soumis à aucune règle préalable. La Loi constitutionnelle n° 6‐2011 du 16 décembre 2011 relative à l’organisation provisoire des pouvoirs publics a d’ailleurs considéré dans son préambule que l’ANC incarne l’autorité légitime originaire.
Cependant, l’ANC ne constitue point un pouvoir constituant originaire. Avant qu’elle ne soit mise en place, il y avait un Etat bien en place instauré par la Constitution de 1959. Cet Etat n’a pas été renversé en 2011 aussi bien au niveau du centre que des régions. Le président de la république par intérim Foued Mebazaa, puis le Premier ministre par intérim, que ce soit Mohamed Ghannouchi ou Béji Caïd Essebsi, ainsi que les ministres sont désignés en 2011 sur la base de la Constitution de 1959. Le système judiciaire, la Cour des comptes et le Tribunal administratif sont restés en fonction. L’Etat n’a pas disparu. Le président Mebazaa est désigné conformément à l’article 57 de la constitution de 1959. Il a agit sur la base de son pouvoir décrétale dans le cadre de l’article 28 de cette même constitution qui énonce : «La chambre des députés peut habiliter le Président de la République pendant un délai limité et en vue d’un objet déterminé à prendre des décrets-lois qui doivent être’ soumis à la ratification de la chambre à l’expiration de ce délai». Bre’f, les constituants de 2011 n’ont pas institué un Etat nouveau. Le décret loi du 23 mars l’a confirmé.
L’article 14 de ce décret loi stipule: «Les ministres veillent, chacun dans le secteur qui relève de son autorité, à la gestion de l’administration centrale et à la tutelle des établissements et entreprises publiques conformément aux lois et règlements en vigueur. L’administration comprend également des services régionaux et locaux dans le cadre de la déconcentration et de la décentralisation dont l’organisation, la gestion et la tutelle sont régies conformément aux lois et règlements en vigueur.»
Dans l’article 16 on lit : «Les conseils municipaux, les conseils régionaux et les structures auxquelles la loi confère la qualité de collectivité locale gèrent les affaires locales dans les conditions prévues par la loi.»
Le système judiciaire n’a pas été touché. En effet, le décret loi du 23 mars 2011 édicte dans ce sens à l’art. 17: «Le pouvoir judiciaire est organisé et géré et exerce ses compétences conformément aux lois et règlements en vigueur.»
À ce niveau, on ne peut pas dire que l’ANC a un pouvoir originaire, «sayidou nafsih» (maître de lui-même) comme se plaisait à répéter Habib Khedher, son rapporteur, car l’ordre juridique antérieur n’a pas disparu et on ne s’est pas trouvé devant un vide juridique. Malgré les nouvelles circonstances de l’après 14 janvier 2011, la période d’avant la constituante avait connu une continuité de l’Etat.
Par ailleurs, la constitution de 1959 n’a pas été totalement abolie. Son application est suspendue sauf pour les articles 28 et 57 ainsi que pour le Conseil d’Etat formé de la Cour des comptes et du Tribunal administratif. Le préambule du décret loi du 23 mars 2011 édicte : «La pleine application des dispositions de la constitution est devenue impossible». C’est-à-dire qu’elle est applicable en partie. C’est dans ce cadre que le président de la république M. Mebazaa a usé implicitement du pouvoir de révision qui lui revient de l’article 76 pour prendre une initiative de révision de la Constitution.
Tout est donc parti du cadre constitutionnel antérieur à la situation nouvelle de l’après janvier 2011. Non seulement que l’instauration de l’ANC a pour origine un cadre constitutionnel préexistant dans un Etat bien en place que le contexte de l’après janvier 2011 n’a pas renversé, mais aussi, que la révision s’est conformée à la limite posée par l’article 76 de la Constitution tunisienne de 1959 de ne pas porter atteinte à la forme républicaine de l’État. Cette limitation tire son origine de la décision de la constituante du 25 juillet 1957 reprise au préambule de la loi constitutionnelle n° 6‐2011 du 16 décembre 2011 relative à l’organisation provisoire des pouvoirs publics et où on lit : «Vu la décision de l’Assemblée nationale constituante du 25 juillet 1957».
L’ANC de 2011 a commis une fraude à la souveraineté populaire
Ainsi la constituante de 2011 a-t-elle des pouvoirs limités par le respect de la forme républicaine de l’Etat, du respect de l’autorité du Tribunal administratif et de la Cour des comptes et de l’organisation du système judiciaire. Elle n’avait pas un pouvoir souverain puisque l’approbation de la Constitution pouvait obéir à la procédure référendaire et donc dépendre du vote populaire.
Par ailleurs, l’ANC ne serait pas une constituante originelle, mais une constituante instituée par le chef suprême de l’Etat qu’est le président de la république Foued Mebazaa désigné sur la base de l’article 57 de la Constitution de 1959 et agissant sur la base de son article 28, ainsi que par le Premier ministre Béji Caïd Essebsi.
Certes, le président de la république a dissous la Chambre de députés habilitée en matière de révision de la Constitution pour lui substituer l’ANC élue, mais cette dernière reste toujours un organe dérivé puisque émanant d’autorités qui tirent leur pouvoir de la Constitution de 1959. Ce n’est pas une élite révolutionnaire au pouvoir ou une junte militaire putschiste qui ont appelé à l’élection de l’ANC, mais ce sont bien les autorités issues de la Constitution de 1959 qui ont agi dans le cadre de cette Constitution et dans l’Etat en place et qui a continué d’exister même après la Constitution de janvier 2014.
Sur le plan du fond, l’ANC n’aurait fait que réviser la Constitution de 1959 telle qu’amendée par les diverses lois constitutionnelles qui se sont succédé, en l’aménageant vers plus de parlementarisme sans faire du président un chef d’Etat dans un régime parlementaire. Il serait un chef d’Etat dans un régime présidentiel rationalisé avec des compétences autonomes et discrétionnaires en plus des ses compétences liées et honorifiques.
Partant de ces constatations, on peut dire que l’obligation instaurée par le décret n° 1086 relatif à l’appel des électeurs d’élaborer la Constitution dans un délai maximum d’une année serait une limite que les constituants n’avaient pas à déroger. Du fait même qu’ils aient transgressé cette limitation, ils auraient commis une fraude à la souveraineté populaire puisque qu’en plus du décret n° 1086, il y avait un consensus que les constituants auraient un délai de rigueur d’une année pour achever leur œuvre constitutionnelle.
Le « putsch » d’Ennahdha pour accaparer le pouvoir
On pourrait soulever aussi que le décret n° 1086 a une force juridique inférieure à celle de la loi constitutionnelle n° 6‐2011 du 16 décembre 2011 relative à l’organisation provisoire des pouvoirs publics, mais cette dernière ne constituerait-elle pas une manœuvre putschiste des Frères musulmans réunis au sein du parti Ennahdha pour monopoliser le pouvoir pendant trois ans, ruiner le pays et le plonger dans la terreur ? Faut-il légitimer ce déplorable état de fait sous couvert d’une légalité douteuse ?
Il ne suffit donc pas de dire que la Cour constitutionnelle serait inconstitutionnelle par le dépassement du délai de rigueur fixé pour sa mise en place, mais c’est la Constitution elle-même élaborée hors délai qui perdrait son fondement juridique. Les constituants auraient commis une usurpation de la souveraineté populaire. Par ailleurs, M. Mebazaa avait commis une faute flagrante en décidant de substituer la Chambre des députés par l’ANC sans habilitation spéciale préalable.
On est certes obligé d’admettre qu’il n’y a pas de sanction possible aux transgressions commises par les constituants, par faute de voies de recours contre la loi de révision, mais cela n’empêche pas qu’on pourrait conclure que la Tunisie vit depuis 2011 une situation de non-droit faisant du président de la république actuel un président de fait et non de droit. La Constitution qui l’a fait président serait assise sur des bases juridiques contestables. Et c’est ainsi que par son approche juridique, M. Saïed a-t-il fourni des munitions à ses propres adversaires qui appellent à sa destitution et son statut serait tributaire de rapports de force qui peuvent aboutir à une nouvelle situation de fait qui ne serait pas à son avantage. Et là, toutes les éventualités peuvent être envisagées et il n’y aurait pas de Constitution pour lui venir en aide.
* Haut cadre du secteur public à la retraite.
Précédents articles de la série :
Tunisie, un Etat de non-droit : 2- Kaïs Saïed, un président de fait et non de droit
Tunisie, un Etat de non-droit : 1- La Cour constitutionnelle empêchée de voir le jour
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