En visite le 24 juillet 2021, à Gafsa, le président de la république Kaïs Saïed est revenu à sa lubie idéologique, la démocratie participative comme remède absolu à tous les maux de la démocratie représentative instaurée en Tunisie par la Constitution de 2014, devenue purement formelle et de pure apparat, recyclant un vieux système fondé sur le clientélisme politique et la corruption à tous les étages. Populistes à souhait, ses propos peuvent séduire des jeunes précarisés par la crise et frustrés par la confiscation de la révolution de 2011, dont ils espéraient un changement profond qui n’est finalement pas venu, mais leur socle idéologique est non seulement vague, fait de bric et de broc philosophique, mais, confronté à la réalité du terrain, a de quoi inspirer des inquiétudes. Dans cette série d’articles, l’auteur interroge ce socle idéologique et en montre les incohérences. Et tant que le président n’a pas cru devoir clarifier lui-même sa pensée, s’il en a vraiment une, toutes les supputations sont permises.
Par Mounir Chebil *
L’intention dans le cadre de ce 4e article de la série n’est pas de traiter de tous les aspects de la Commune de Paris et surtout des causes internes et externes qui ont été à l’origine de cette flambée révolutionnaire. On se limitera à présenter les fondements idéologiques qui ont commandé à la constitution de la Commune de Paris et les traits de ressemblance entre elle et le système préconisé par le tandem Kaïs Saïed-Ridha Mekki.
A ce titre, Karl Marx a écrit dans son livre La guerre civile de 1871 que la commune «était essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière, le résultat de la lutte de la classe des producteurs contre la classe des appropriateurs, la forme politique enfin trouvée qui permettrait de réaliser l’émancipation économique du travail.» Dans le même ouvrage, on peut lire aussi sur la nature de cette expérience que «la Commune fut composée de conseillers municipaux élus au suffrage universel… La Commune devrait être non pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois… Il est dit expressément que la Commune devrait être la forme politique même des plus petits hameaux de campagne et que dans les régions rurales; l’armée permanente devrait être remplacée par une milice populaire à temps de service extrêmement court. Les communes rurales de chaque département devraient administrer leurs affaires communes(…) La commune (…)son véritable secret, le voici: c’était essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière (…) La forme politique enfin trouvée qui permettrait de réaliser l’émancipation économique.»
Démocratie directe et gouvernance populaire
La Commune a adopté une forme de démocratie directe basée sur des élections libres pour désigner les représentants des citoyens au sein des diverses assemblées. «L’appel du 22 mars décrit que « les membres de l’assemblée municipale, sans cesse contrôlés, surveillés, discutés par l’opinion, sont (…) comptables et responsables » et leur mandat est impératif». Ce schéma ressemble à celui de la démocratie participative préconisé par le tandem Saïed-Mekki basé sur des conseils autonomes, composés de citoyens élus, responsables et révocables.
Par ailleurs, Vladimir Lénine écrit dans L’État et la révolution: «L’idée de Marx est que la classe ouvrière doit briser la machine d’État toute prête et ne pas se borner à en prendre possession.»
La Commune a brisé la forme de la démocratie parlementaire pour instaurer une nouvelle forme d’organisation politique. Et c’est la même logique suivie par le tandem Saïed-Mekki dans leur conception d’une gouvernance participative qui se réalise après avoir aboli radicalement les institutions actuelles de l’État et le système de partis et des organisations nationales que le président de la république ne daigne même pas consulter pour lui substituer une nouvelle forme d’organisation politique et sociale, certes encore en gestation mais dont les contours commencent à être dessinés par le chef de l’État lors de ses différentes interventions publiques.
La Commune de Paris s’est élevée comme un pouvoir parallèle au pouvoir gouvernemental, Kaïs Saïed accepterait-il un tel scénario si des conseils se formaient selon cette forme organique communarde? Son soutien au comité de coordination d’El-Kamour, à Tataouine, nous laisse perplexes à cet égard. La Commune de Paris a procédé aux expropriations. Les insurgés des îles Kerkennah et d’El-Kamour avaient, rappelons-le, occupé les champs pétroliers et gaziers. Il y a un commencement à tout…
Mais la commune, ce modèle de société parfaite selon Marx, s’empêtre dans les réunions, et les élections à répétition et la ville de Paris elle-même devient un large forum de débats et où l’activité économique était presque paralysée. L’anarchie engendrée par la commune et la constitution d’une armée populaire sans un véritable commandement ont été les facteurs importants de sa défaite. Les communards ont été défaits durant la semaine sanglante du 21 mars au 28 mai 1871. Beaucoup de sang a coulé.
La Commune de Paris avait duré 72 jours. Sa défaite est venue aussi du fait qu’il n’y avait pas d’instance qui coordonnait l’action entre elle et les communes qui se sont constituées dans d’autres villes de la France et qui se sont dissoutes après la défaite de la Commune de Paris.
L’anarchie comme horizon populaire ?
Avec le schéma de démocratie directe ou de proximité dite la «gouvernance participative» préconisée par Kaïs Saïed, nous allons «passer notre vie à accorder le luth», selon l’adage bien tunisien, en d’autres termes dans des discussions au niveau des divers conseils, dans des élections à répétitions à tous les niveaux, à des révocations, à des réunions et des palabres à n’en plus finir sur tout et sur rien. Le pays supporterait-il une telle paralysie économique que le fonctionnement des comités locaux et régionaux pourraient engendrer?
Par ailleurs, quelle serait l’opportunité d’élections de conseils qui n’auraient pas les moyens d’exécuter les projets pour lesquels ils ont été élus? La municipalité de Sfax, la capitale économique de la Tunisie, n’a pas les moyens aujourd’hui pour résoudre un problème de gestion de ses ordures, que dire s’il s’agissait de problèmes d’infrastructures de transport ou autres. Encore une fois, comment résoudre les clivages locaux et régionaux en l’absence d’une autorité centralisatrice?
Ces jeunes qui ont porté tous leurs espoirs sur Kaïs Saïed, à part qu’ils seraient impliqués directement dans la vie politique à tous les niveaux, accepteraient-ils de vivre d’amour et d’eau plate puisque la question économique et celle du financement des entités décentralisées sont totalement occultées? Ne seraient-ils pas tentés de spolier les biens publics et privés comme les communards? Et si la sécurité et l’armée étaient organisées à l’image de la Commune de Paris, le peuple en armes, comment éviter l’anarchie? Rappel utile : les comités populaires armés en Libye ont mené à la déchéance de l’État, l’ingérence étrangère et l’anarchie.
La Commune a mené à l’anarchie et à la guerre civile, son corollaire, la «gouvernance participative» ne résisterait pas aux égoïsmes, aux réflexes claniques de la société berbère, au tribalisme hilalien, au régionalisme ravageur, au corporatisme, toutes ces tares ressuscitées et encouragées par des politicards criminels qui ont poussé comme des champignons après le 14 janvier 2011. L’État central, garant de l’unité nationale, s’il était marginalisé, nous assisterions éventuellement à l’atomisation de l’État et à l’éclatement du tissu social.
L’utopie de la société parfaite développée par Ridha Mekki dans toutes ses interventions et partagée par Kaïs Saïed nous prépare à une anarchie apocalyptique assaisonnée à la sauce islamiste, jouant, d’une manière consciente ou inconsciente, le jeu des stratèges de la théorie de l’ordre par le chaos ou du «désordre créateur». Un président de la république en exercice est censé avoir la main dans le cambouis et doit donc observer le recul nécessaire par rapport aux utopies qui ont abouti, par le passé, à des expériences apocalyptiques et douloureuses.
Kaïs Saïed et Ridha Mekki ont donc emprunté à la Commune de Paris l’élection des représentants aux plans local, régional et national, leur révocabilité, l’autonomie de prise de décision et la composition populaire de la représentation nationale. Il n’y a donc pas, dans leur esprit, une place pour les bourgeois qui seraient dépossédés et persécutés ou qui seraient obligés de fuir Paris. C’est, en tout cas, ce qui s’était passé lors de la Commune de Paris.
Kaïs Saïed et Ridha Mekki ne parlent que des démunis et des marginalisés comme force de changement social. Quelle serait la place des propriétaires des moyens de production dans le système qu’ils préconisent ? À ce propos, la diabolisation des catégories sociales nanties par Kaïs Saïed laisse perplexe. Il s’avère qu’il a un problème avec la richesse. Son slogan de campagne «Echaab yourid» ou «tout le pouvoir au peuple» nous ramènerait-il à celui de «tout le pouvoir aux soviets» de la Russie révolutionnaire de 1917?
Il y a comme des craintes à avoir à ce sujet…
* Haut fonctionnaire à la retraite.
Précédents articles de la série :
Où Kaïs Saïed va-t-il nous mener ? (1-6)
Où Kaïs Saïed va-t-il nous mener ? :La gouvernance participative selon le tandem Saïed-Mekki (2-6)
Où Kaïs Saïed va-t-il nous mener : L’Etat communiste, source d’inspiration du tandem Saïed-Mekki (3-6)
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