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Semences des céréales et sécurité alimentaire en Tunisie

Le secteur des semences des céréales est stratégique surtout que la Tunisie est déficitaire en blé tendre et en importe des quantités importantes pour la fabrication de son pain quotidien. L’utilisation de semences de bonne qualité permet d’améliorer les rendements et de réduire ce déficit. De nouveaux promoteurs privés œuvrent de nos jours dans le domaine de la multiplication et de la commercialisation des semences certifiées. La CCSPS et la Cosem, les deux opérateurs publics traditionnels, connaissent de sérieuses difficultés. Il est nécessaire de les assainir et de soutenir la recherche nationale pour l’obtention de variétés adaptées surtout dans un contexte de changement climatique dont les conséquences attendues sont graves.

Par Ridha Bergaoui *

Beaucoup a été dit et écrit, ces derniers temps, au sujet des semences, la banque des gênes, les semences paysannes, la disparition des semences locales et l’utilisation de plus en plus de semences hybrides importées…

Compte tenu de l’importance des semences surtout dans le domaine des céréales et son impact sur la sécurité alimentaire, il serait utile de faire le point sur la situation de ce secteur stratégique et très sensible.

Un déficit chronique en blé tendre

Les céréales représentent la base de notre alimentation. Le Tunisien consomme environ 200 kg de céréales/an réparties entre : 70 kg de blé dur (semoule, pâtes et couscous), 100 kg de blé tendre (farine et pain) et 30 kg d’orge et autres céréales. Le besoin total en céréales serait d’environ 24 millions de quintaux dont 9 millions de blé dur et12 millions de blé tendre.

La production de céréales durant la campagne 2020-21, considérée moyenne, a été estimée à 16,5 millions de quintaux dont 10,75 millions de blé dur, 1,16 millions de blé tendre et 4,300 millions d’orge. La quantité collectée ne représente que la moitié de la production estimée. Une partie de la récolte est conservée par les agriculteurs comme semences ou pour l’autoconsommation.

Quoiqu’il soit possible d’atteindre notre autosuffisance en blé dur et en orge, la Tunisie restera toujours déficitaire en blé tendre. Pour l’année en cours la Tunisie doit en importer au moins 11 millions de quintaux (soit 90% de notre consommation). Elle doit également importer des quantités importantes d’orge et de maïs destinés à la fabrication des aliments concentrés du bétail (environ 15 millions de quintaux chaque année).

Utilisation des semences sélectionnées

La semence est un facteur essentiel de réussite de la culture. Une semence de qualité, saine et génétiquement performante est un gage de productivité. Utiliser ses propres semences n’est pas toujours une bonne solution. L’agriculteur a intérêt à utiliser régulièrement des semences certifiées qui garantissent la pureté variétale, l’absence de graines étrangères et de mauvaises herbes, une bonne faculté germinative et un excellent état sanitaire.

La surface réservée à la culture des céréales en Tunisie varie selon les années et la pluviométrie. Elle s’étend en moyenne sur 1,400 millions d’hectares. Le blé dur représente prés de 50% de cette superficie, l’orge 40% et le blé tendre 10%. La culture des céréales est essentiellement pluviale. La superficie en irriguée est faible (80 000 hectares, permettant la production de 2 millions de quintaux environ). Le rendement et la production dépendent essentiellement de la pluviométrie et sa répartition durant l’année. Le rendement moyen serait de 16; 18 et 10 qx/ha respectivement pour le blé dur, blé tendre et orge.

En comptant en moyenne 150 kilogrammes de semences/hectare, notre besoin en semences serait de 2 millions de quintaux/an. La production actuelle de semences certifiées produite par les multiplicateurs représente seulement 0,300 millions de quintaux soit 15% de la totalité de la semence. Le reste (soit 85%) est de la semence fermière provenant de la récolte précédente soit auto-produite par les agriculteurs soit achetée du commerce.

Ce taux d’utilisation des semences certifiées est considéré comme faible, la FAO recommande un taux minimum de 30%. La disponibilité au moment des semis et surtout le prix élevé de ces semences et le manque de sensibilisation des agriculteurs expliquent leur faible utilisation.

Le prix des semences certifiés a été fixé pour la campagne en cours à 112 dinars le quintal pour le blé dur, 95 pour le blé tendre et 90 pour l’orge et le triticale. Il est à signaler que les prix de vente des céréales pratiqué lors de la dernière récolte étaient de 87; 67 et 56 dinars le quintal respectivement pour le blé dur, le blé tendre et l’orge ou triticale.

Avec l’augmentation ininterrompue des prix des intrants (engrais, produits phytosanitaires, main d’œuvre, matériel…), l’agriculteur est tenté de comprimer ses dépenses et utiliser ses semences auto-produites ou acheter de la semence du commerce moins chères mais qui malheureusement ne présente aucune garantie. Cela se ressentira par la suite sur le rendement et la rentabilité de la culture.

Par ailleurs, la culture du blé tendre est relativement récente en Tunisie, les agriculteurs étaient habitués à cultiver le blé dur. La différence de prix de vente entre le blé dur et le blé tendre explique également la tendance des agriculteurs à cultiver du blé dur plutôt que du blé tendre moins rentable.

Semences des céréales utilisées

Dans le domaine de l’amélioration végétale, l’hybridation présente de nombreux avantages et surtout une productivité élevée. Toutefois, les produits des semences hybrides ne peuvent pas être utilisés pour la culture suite à une disjonction des caractères et l’obtention d’une population très hétérogène. L’agriculteur est obligé d’acheter chaque année ses semences. On retrouve des semences hybrides dans certaines grandes cultures comme le maïs, le colza ou la pomme de terre et surtout les cultures maraîchères (tomate, piment, melon, pastèque…).

En Tunisie on n’utilise pas de semences de céréales hybrides. Les variétés commercialisées sont pures ce qui permet aux agriculteurs d’utiliser les graines issues de leurs récoltes précédentes.

La sélection est un processus long et continu

La sélection végétale est un travail long, fastidieux et coûteux. La concurrence est rude. Il s’agit de mettre sur le marché des variétés de plus en plus performantes, résistantes aux maladies et à la sécheresse et présentant les qualités technologiques et organoleptiques recherchées par les utilisateurs.

En Tunisie, l’Institut national de la recherche agronomique (Inrat) s’est toujours occupé, depuis sa création en 1913, à la génétique des céréales. Les variétés de blé tendre Florence Aurore et de blé dur Syndiouk-Mahmoudi, ont connu un très grand succès dés 1930. Depuis de nouvelles variétés ont été élaborées et améliorées. En 1970, suivant la vague de la révolution verte, de nouvelles variétés naines, résistantes à la verse et très productives ont été obtenues grâce à une collaboration avec les organismes internationaux comme la CIMMYT au Mexique et l’Icarda en Syrie.

Depuis sa création, l’INRAT a permis l’obtention de plus d’une centaine de variétés entre blé dur, blé tendre, orge, triticale et avoine alliant à la fois productivité et résistance contre les maladies fongiques (septoriose, rouille, oïdium…). La résistance à la sécheresse, au changement climatique et à la salinité sont de plus en plus pris en compte dans les programmes de recherche.

L’importation des semences n’est pas interdite. Elle est réglementée et se fait selon un cahier des charges spécifique relatif à l’importation et à la commercialisation des semences et plants. Trois opérateurs privés importent des semences mères de variétés de céréales européennes. Ces variétés sont multipliées en Tunisie et enregistrées au catalogue officiel. Ce ci permet pour les agriculteurs une meilleure disponibilité et une offre plus diversifiée.

La multiplication des semences

Son travail d’obtention variétale accompli, le sélectionneur doit enregistrer sa variété dans le catalogue officiel pour pouvoir la commercialiser par la suite. La variété doit être distincte, stable, homogène et à valeur culturale importante. L’inscription au catalogue est soumise au Décret 2000-1282 du 13 juin 2000. Après des tests, dont les modalités sont bien définies, la Commission technique des semences, plants et obtentions végétales, donne son avis et l’inscription de la variété serait publiée par arrêté du ministre de l’Agriculture.

Le sélectionneur cède par la suite ses obtentions (moyennant convention) à des multiplicateurs. Ceux-ci reproduisent la variété quelques générations afin d’avoir des quantités suffisantes pour approvisionner le marché. La multiplication se fait généralement sous contrat chez des agriculteurs, sous le contrôle et la responsabilité du multiplicateur. Les semences seront enfin nettoyées, traitées et conditionnées pour les mettre à disposition des agriculteurs.

La montée des multiplicateurs privés

Jusqu’il y a quelques années, deux organismes publics se chargeaient de la multiplication et de la commercialisation des semences certifiées des céréales : la CCSPS (Société mutuelle centrale de semences et plants sélectionnés) et la Cosem (Société mutuelle centrale des semences). Ces deux sociétés mutuelles commercialisaient plus de 300 000 quintaux de semences certifiées/an, à raison de prés de 55% pour la CCSPS et 45% pour la Cosem.

Depuis quelques années, trois nouveaux opérateurs privés exercent également dans le domaine de la multiplication et la commercialisation des semences de céréales.

Afin d’encourager les agriculteurs à utiliser les semences sélectionnées, le prix de vente fixé par le ministère de l’Agriculture est inférieur au coût de production. La différence est prise en charge par l’État pour les deux organismes publics et depuis cette année pour les opérateurs privés également.

La CCSPS et la Cosem connaissent depuis quelques années de sérieuses difficultés financières et de gestion. On se rappelle tous l’affaire du blé périmé dans un centre de la CCSPS de la région de Goubellat (Béja) révélée au public fin 2020 et qui cachait de graves problèmes de corruption et de mauvaise gestion. Affaiblis par ces fléaux, ces deux prestigieux organismes publics presque centenaires laissent de plus en plus la place à des opérateurs privés plus performants, beaucoup plus dynamiques et commercialement beaucoup plus agressifs.

Conclusion

Les semences des céréales représentent un secteur stratégique et vital pour améliorer notre production, réduire nos importations et assurer notre sécurité alimentaire.

Les autorités sont appelées à accorder beaucoup plus d’importance à ce secteur névralgique. Mieux organiser le secteur, appliquer sévèrement la réglementation et ne tolérer aucun abus ou dépassement. Il faut mettre à la disposition des organismes de contrôle les moyens humains et matériels nécessaires pour accomplir leur rôle dans les meilleures conditions.

Il est indispensable d’assainir la situation de la CCSP et de la Cosem qui connaissent de très graves difficultés. Outre leur rôle jusqu’ici primordial dans la production et la commercialisation des semences des céréales de qualité, ces organismes emploient des centaines de personnes dont l’avenir est de nos jours incertain.

La Tunisie a une très longue tradition dans la recherche et l’obtention de variétés de blé performantes et adaptés. Ces variétés sont de nos jours concurrencées par des variétés étrangères de sociétés multinationales très puissantes. Il est indispensable de soutenir les organismes de recherche et mettre à leur disposition les moyens nécessaires pour développer leurs recherches et utiliser les techniques modernes d’amélioration végétale.

Lors du dernier conseil des ministres du 28 octobre, le président de la république avait évoqué la question des semences qui constituent «l’un des aspects de la souveraineté nationale». Il a affirmé que «tous ceux qui sont responsables de la situation actuelle devront assumer leurs responsabilités». Mais au-delà de la délimitation des responsabilités et de la reddition des comptes, il va falloir surtout penser aux solution à mettre en œuvre pour garantir à l’avenir la sécurité alimentaire des citoyens.

* Professeur universitaire.

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