Quatre mois après l’activation de l’article 80 de la Constitution et le gel du Parlement par le président de la République, il y avait eu juste une seule rencontre et deux appels téléphoniques entre Kais Saied et Noureddine Taboubi, le secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT). Est-ce la fin de la cogestion des affaires publiques par la puissante centrale syndicale et quelle sera la place de celle-ci dans le projet politique du Palais de Carthage?
Par Helal Jelali *
Depuis une dizaine de jours, le secrétaire général de l’UGTT semble de plus en plus énervé, irrité et même inquiet devant le silence présidentiel concernant ses intentions pour gérer un retour à l’ordre constitutionnel.
«Nous ne pourrons pas accompagner quelqu’un qui avance dans l’obscurité», avait-il lancé récemment dans une allusion limpide au chef de l’Etat, avant de l’avertir: «Attention à la révolution des ventres vides!»
Hier, mercredi 1er décembre 2021, M. Taboubi a été on ne peut plus clair : «L’UGTT rejette l’ambiguïté du processus politique adopté après le 25-Juillet», avant de se reprendre et de préciser qu’il continue à soutenir Kaïs Saïed.
Je t’aime, moi non plus !
Premier dilemme pour le syndicaliste : pas de divorce, pas de «séparation de corps» avec Carthage pour ne pas être accusé d’alliance avec ses plus virulents opposants, les islamistes du mouvement Ennahdha, mais il revendique sa «différence» et garde une certaine distance pour jauger les «arrière-pensées» du président de la république et calmer les siens dont certains ne sont pas du tout contents après la décision de Kais Saied d’annuler l’application de la loi n° 38 de l’année 2020 relative au recrutement par l’Etat d’un certain nombre de diplômés chômeurs de longue durée.
Depuis l’indépendance du pays en 1956 et en dehors de quelques crises aiguës avec le pouvoir, la centrale syndicale s’est toujours imposée en co-gestionnaire de l’administration et des entreprises publiques avec un entregent et un doigté imparables. Sachant pertinemment que le locataire de Carthage est décidé de faire table rase des us et coutumes politiques de la décennie passée, les dirigeants syndicalistes risqueraient de perdre gros avec les projets de réformes de Kais Saied. Comme on dit en management, l’UGTT, qui a pris goût elle aussi au pouvoir, risque de ne pas faire partie du dispositif de la présidence pour l’avenir. Et cela a de quoi inquiéter ses dirigeants.
En effet, depuis 2011 et surtout à partir de 2014, l’UGTT est presque devenu «un gouvernement bis». Malheur à n’importe quel ministre qui prendrait une décision importante ou nommerait un PDG d’une entreprise publique sans son aval.
Au palais de Carthage, le dilemme plane aussi et une question serait souvent posée : que faire d’un partenaire aussi encombrant, envahissant et puissant socialement. Les caisses de l’Etat sont vraiment vides, l’austérité économique est à l’ordre du jour et on n’a rien à offrir à l’organisation syndicale qui ne cesse de revendiquer des augmentations salariales.
Le régime présidentiel fort, tant souhaité par Kais Saied, pourrait-il s’accommoder d’un partage du pouvoir qui avait presque fait de l’UGTT le deuxième centre de décision économique et sociale dans le pays.
Qui va accepter de réduire la voilure ?
«Que faire?», doivent se demander tous les matins les conseillers du président de la République. Les solutions envisageables ne pourraient être que contradictoires ou systémiques ?
Kais Saied a-t-il les moyens de faire comprendre à Noureddine Taboubi que son organisation devrait réduire la voilure des revendications sociales et cesser de se mêler des réformes politiques qu’il projette pour les trois prochaines années de son mandat.
Un programme commun, un consensus ou un partenariat serein semble difficile pour les prochains mois. Qui prendra l’initiative de dire à l’autre que les temps ont bien changé. Dans l’incertitude, ni Carthage ni l’UGTT ne choisiraient de jouer l’offensive. Mais, un climat de suspicion et de tension larvée est perceptible depuis un mois. Et il semble devoir se prolonger, car on voit mal l’une des parties se soumettre aux dictats de l’autre.
* Ancien journaliste tunisien basé à Paris.
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