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Tunisie : Kaïs Saïed entre la raison d’État et l’intérêt général

Kais Saied reçoit, jeudi 11 novembre 2021, des représentants de la société civile de Agareb (Sfax), aux prises avec un grand problème environnemental.

Les juristes sont unanimes : il existe bien une sacrée différence entre la raison d’État étudiée par les constitutionnalistes et l’intérêt général, domaine des spécialistes en droit public. Mais depuis l’activation de l’article 80 de la Constitution par par le président Kaïs Saïed, le 25 juillet 2021, et les pleins pouvoirs qu’il s’est accordé, le dilemme cornélien entre les deux semble se poser de la manière la plus aiguë pour le locataire du palais de Carthage. Et pour 12 millions de Tunisiens.

Par Helal Jelali *

Kaïs Saïed avait invoqué «un danger imminent» et une menace sur la pérennité des institutions pour s’emparer des pleins pouvoirs. Pour lui, la fragmentation du pouvoir entre la présidence de la république, le gouvernement et l’assemblée fragilisait de plus en plus l’État et aggravait la mainmise du parti islamiste Ennahdha avec une corruption endémique menaçant de ruiner le pays.

Ici, l’invocation de la raison d’État deviendrait une transgression juridique nécessaire pour sauver la pérennité de celui-ci et sa souveraineté. Il n’est plus question de morale ou de vertu, mais plutôt de nécessité politique.

La raison d’État s’oppose-elle à l’État de droit ? Oui et non : tout dépend de l’éthique politique du dirigeant et surtout de sa gestion de l’intérêt général, c’est-à-dire du bien public.

La raison d’État ne pourrait être acceptée pleinement par le citoyen qu’à la condition que les affaires publiques soient bien menées.

Ne pas négliger des urgences économiques et sociales

L’intérêt général pose la problématique des urgences économiques et sociales et devrait donc inspirer et accompagner les décisions dictées par la raison d’État ou l’état d’exception.

Dans une telle situation, depuis le 25 juillet dernier, Kaïs Saïed semble se soucier plus de l’ajustement de la raison d’État que de l’intérêt général. Il est vrai que l’instauration d’une synergie entre les deux n’est chose aisée.

Mais quand un chef suprême des armées décide d’invoquer la raison d’État pour prendre les pleins pouvoirs, il devrait engager, dans la foulée, les ajustements économiques, sociaux et dans bien d’autres domaines… susceptibles de restaurer la confiance et renforcer la cohésion nationale.

De tout temps, lors des périodes d’exception, les grandes réformes ont été engagées avec diligence, aussi la latence est-elle souvent perçue comme un échec de la gouvernance. Penser que l’état d’exception réglerait à lui seul, par une sorte d’incantation magique, tous les problèmes est une erreur majeure. En revanche, il pourrait devenir un accélérateur des réformes nécessaires pour le pays et acceptées par le peuple sous cette condition.

Le respect de l’intérêt général serait donc la justification logique et acceptable de la raison d’État et de l’état d’exception. Ainsi le bien-être du citoyen apparaît comme la mesure de toute chose et éviterait tout dilemme entre raison d’État et intérêt général.

Mais cette équation politique exige un gouvernement fort et expérimenté, une administration efficace et des finances assainies, ce qui est loin d’être le cas, aujourd’hui, en Tunisie, où ces trois conditions sont loin d’être remplies.

La raison d’État ou l’ état d’exception, initiés avec éthique, invite à une gouvernance dynamique, entreprenante et surtout audacieuse. Ce n’est avec des «mesurettes» ou des petits pas que l’on va faire avancer l’intérêt général.

Le pays a grand besoin d’une refondation totale. Certes, la tâche est immense. Les slogans, les invectives et le bla-bla-bla n’ont plus d’auditeurs.

En ce début de novembre 2021, rien ne semble émerger pour un changement de cap et l’attentisme paralyse encore tout espoir pour une meilleure visibilité politique, étant considéré que l’état d’exception ne saurait durer indéfiniment et que la population attend d’en voir rapidement les fruits traduits en termes d’amélioration de son quotidien.

Les années passent et se ressemblent

Raison d’État ou état d’exception, le citoyen accepte d’autant plus volontiers qu’il observe des actions politiques d’envergure qui lui ouvrirent des perspectives d’avenir. Mais face au vide d’une action gouvernementale dont il a du mal à voir l’intérêt ou l’impact, il finit par avoir l’impression que les années passent et se ressemblent, que le changement attendu tarde à venir et que son niveau de vie dégringole à vue d’œil…

Dans ce contexte, ce qui guette la gouvernance, ce sont le souverainisme excessif, le réflexe autoritaire et l’unanimisme qui s’emparent d’une partie de la classe politique et de l’opinion lorsque le pluralisme juridique est affaibli. Et ce ne sont pas les réseaux sociaux, où les citoyens se défoulent, qui vont concrétiser les aspirations économiques et sociales d’une population malmenée par son élite politique depuis des décennies.

Quant au dialogue national numérisé tant attendu, nous savons tous que Facebook, Twitter et Instagram l’ont déjà amplement pratiqué, et nous savons ce qu’il en est en termes de manipulations de toutes sortes que le web offre l’inconvénient de rendre faciles et massives. D’ailleurs le Congrès américain a déjà commencé à recevoir les lanceurs d’alerte à ce sujet depuis le mois dernier.

Enfin, depuis le règne de Habib Bourguiba, ce pays souffre de légicentrisme dominant qui occulte bien la faiblesse de l’action politique de ses dirigeants. «La fenêtre ouverte par ladite révolution a apporté un peu d’air frais, mais aussi des mouches», disait Deng Xiaoping.

* Ancien journaliste basé à Paris.

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