Sans la colonisation, notamment en Afrique, et ses innombrables atrocités, il n’y aurait probablement pas eu l’essor occidental que l’histoire a connu aux 19e et 20e siècles. Et pour justifier l’exploitation coloniale occidentale, la libération des noirs de l’esclavage arabe et musulman a constitué une raison récurrente et triviale. L’histoire du Congo nous en offre la plus éloquente des illustrations.
Par Dr Mounir Hanablia *
L’ouvrage de l’écrivain américain Adam Hoschild, « King Leopold’s Ghost », rappelle que «le fardeau de l’homme blanc» donna lieu aux plus grandes exactions contre les populations colonisées, en vertu des principes les plus nobles.
Le Congo, c’est ce vaste territoire de l’Afrique qui a produit 80% de l’uranium nécessaire à la fabrication des bombes atomiques qui furent utilisées contre Hiroshima et Nagasaki. Alors que l’Afrique avait été explorée et colonisée dans sa majeure partie par l’Angleterre, la France et le Portugal, étonnamment le Congo était demeuré la dernière «terra incognita» protégée par ses forêts impénétrables, la mouche tsétsé et les moustiques hôtes du paludisme. C’est tardivement à la fin du XIXe siècle que fleuve Congo est entré dans la géographie d’abord par le biais de l’aventurier américano-britannique qualifié d’explorateur, le journaliste Henry Stanley, qui au cours d’un de ses périples armés en découvrit les sources, et en suivit le cours jusqu’à l’océan atlantique, au prix de grandes difficultés, et de nombreuses pertes humaines.
La libération des noirs de l’esclavage arabe et musulman
Mais sur le plan juridique, c’est la Société des amis du Congo, fondée et présidée par le Roi des Belges Leopold II, qui la première, s’était référée au bassin du fleuve et à ses habitants en tant que bénéficiaires d’un projet philanthropique international dont l’un des objectifs avéré était la libération des noirs de l’esclavage arabe et musulman. Après son abolition en Angleterre, dans ses colonies, et en Amérique à la fin de la Guerre de Sécession, le trafic d’esclaves persistait encore en effet dans les années 1870-1880 en Afrique de l’Est, à partir du Sultanat Omanais de Zanzibar, mais aussi dans les colonies portugaises du Mozambique. Mais c’est l’aventurier Stanley après avoir acquis la stature internationale de l’Européen intrépide risquant sa vie (ce qui était vrai) pour le progrès de la connaissance (ce l’était moins) qui le premier dans ses livres avait justifié ses quasi incursions armées au cœur de la forêt congolaise contre les autochtones, à la recherche de porteurs et de ravitaillement, par la nécessité de les préserver de l’islam. Et après son retour en Europe, le Roi des Belges l’avait fait quémander par l’un de ses amis, l’ancien ambassadeur des Etats Unis, Shelton Sanford, et avec force promesses et rémunérations, l’avait convaincu de retourner au Congo à la tête d’une expédition en tant que représentant de la Société des amis du Congo et d’obtenir des chefs des tribus rencontrés tout le long du fleuve les ratifications des contrats de cession de leurs territoires contre quelques pacotilles.
Financée par les riches mécènes membres de la Société et amis du Roi, qui n’étaient pas tous belges, loin de là, l’expédition avait déployé l’étendard du club nautique de New-York afin de bien préciser son caractère apolitique, mais au final, les contrats de cession ayant été rédigés à son nom, le Roi des Belges disposait, au retour de l’explorateur, d’un titre de propriété privée sur un territoire de plus de 1 million de km2. Il resterait à le faire reconnaître par les puissances européennes, ce qui était le plus difficile.
Une propriété privée du Roi des Belges d’une superficie de plus de 1 million de km2
Le Roi Leopold avait parfaitement compris que, ne disposant ni d’une armée, ni du soutien de son propre pays, il allait s’opposer seul aux ambitions impérialistes essentiellement allemandes, mais aussi françaises, et dans une moindre mesure britanniques essentiellement pour protéger et contrôler les sources et la vallée du Nil, ainsi que l’avait démontré l’incident dit de Fachoda au Sud du Soudan lorsque une expédition française avait dû évacuer le territoire sous la menace des fusils anglais. Il avait également compris toute la capacité de manœuvre politique dont il disposait en jouant les intérêts des puissances les unes contre les autres et en disposant d’un lobbying adéquat.
C’est ainsi qu’une nouvelle fois grâce à Shelton Sanford qui a réussi à convaincre le président, le Congrès et le Sénat américains (ainsi que les ségrégationnistes blancs du Sud) de reconnaître «l’Etat libre du Congo englobant le bassin et ses affluents», ouvert à la civilisation et à la libre entreprise, le Roi des Belges a pu disposer, face au chancelier allemand Bismarck, d’une première carte maîtresse. La seconde fut d’établir une close secrète (qui ne le resterait pas longtemps) de cession au profit de la France, du Congo, dans le cas où les autres puissances ne reconnaîtraient pas ses propres droits.
Lors de la crise congolaise de 1960, le président De Gaulle ne manquerait d’ailleurs pas d’en faire état. Bismarck désirait moins que tout une nouvelle guerre avec la France après la défaite de 1870 et la cession de l’Alsace Lorraine au bénéfice de l’empire allemand. D’abord réticent, il finit par être convaincu par un de ses amis, banquier allemand, dont le Roi des Belges avait obtenu la collaboration en lui assurant les faveurs d’une pianiste, et contre la promesse d’une collaboration pleinement fructueuse dans le futur Etat du Congo.
Une nouvelle colonie très riche transformée en une vaste entreprise
Ayant obtenu l’appui des Etats Unis, de la France, de l’Allemagne, et la bienveillance de l’Angleterre contre la promesse d’un vaste territoire neutre ouvert au commerce et dépourvu de droits de douane, le Roi des Belges se vit reconnaître la propriété du Congo au congrès international de Berlin, en 1882, sous la dénomination d’Etat Libre du Congo. Mais très vite il allait instaurer une barrière douanière, transformer son territoire en une vaste entreprise dont la réalisation rapide de bénéfices serait le principal souci et où les habitants seraient astreints aux travaux forcés.
C’est d’abord l’ivoire qui constituerait la principale source de richesse de la nouvelle colonie. Mais grâce à l’exploitation du caoutchouc, les bénéfices du Roi des Belges allaient quadri décupler en l’espace de vingt ans, et occasionner le plus grand nombre de victimes. Les études les plus sérieuses ont estimé leur nombre à près de 13 millions.
Evidemment dans un pays dont la raison d’être était d’apporter les bienfaits de la civilisation chrétienne aux autochtones, cette situation ne passerait pas longtemps inaperçue. Amputations, décapitations, femmes et enfants pris en otages, les moyens coercitifs contre ceux qui ne respecteraient pas les quotas de production deviendraient la norme et les missionnaires essentiellement protestants d’origine américaine, suédoise, suisse, britannique, ne manqueraient pas de le rapporter dans leurs pays d’origine.
Ainsi un vaste mouvement international de résistance en faveur des populations du Congo se constituerait, précurseur des organisations modernes des droits de l’Homme. Le premier à avoir évoqué les horreurs du Congo fut l’historien théologien juriste sociologue anthropologue Georges Washington Williams, originaire du Sud des Etats Unis, qui enchanté par la propagande du Roi des Belges véhiculée par Sheldon Sanford, crut de son devoir d’aller au Congo aider à l’établissement d’un Etat noir moderne et prospère. Désenchanté il finit par rédiger une lettre ouverte à Leopold II dénonçant tous les abus qu’il avait pu rencontrer et réclamant l’autodétermination pour les habitants du pays, ce que à l’époque peu de blancs auraient été près à admettre. Ne disposant pas d’une tribune pour se faire entendre, isolé, il fut ignoré et oublié.
Des têtes coupées de noirs exposées comme des bêtes fauves
Quelques années après, un pasteur noir américain originaire du Sud, William Sheppard, fut encouragé par le sénateur ségrégationniste Morgan à aller au Congo. En effet, les ségrégationnistes du Sud avaient considéré le Congo comme un territoire susceptible d’accueillir tous les noirs américains, ce qui à leurs yeux aurait résolu définitivement la question raciale. Sheppard fut donc envoyé en mission au Congo et il choisit de s’établir à 1500 km à l’intérieur des terres. Il fut le témoin de toutes les exactions auxquelles la population était soumise de la part des autorités et des milices des sociétés d’exploitation du caoutchouc.
Puis il y eut le témoignage de Joseph Conrad dans son livre »Au cœur des ténèbres » dans lequel il rapportait au cours de son séjour en tant que capitaine de bateau avoir vu des têtes coupées de noirs exposées comme des bêtes fauves sur les murs de la maison d’un administrateur belge au Congo du nom de Rom. Mais le véritable essor du mouvement humanitaire allait débuter avec Edmond Morel, un administrateur britannique employé par une société de navigation de Liverpool détentrice du monopole des échanges maritimes entre le Congo et le port d’Anvers. Morel remarqua que le port d’Anvers recevait en valeur 5 fois plus de biens de la colonie qu’il n’en exportait vers elle, la seule exportation étant constituée par des chargements d’armes. Il en conclut que la population y était soumise au travail forcé et à l’esclavage. Décidé à attirer l’attention sur le scandale il commença par écrire et par rapporter les faits qui lui étaient communiqués par les missionnaires en place au Congo, dans les journaux en suscitant toujours plus d’émotion, jusqu’aux Etats Unis où des personnalités comme Booker Washington, Mark Twain, Bertrand Russell, finirent par se joindre à lui.
Le Roi des Belges essaya d’activer son réseau d’amis afin de bloquer au Sénat Américain une loi retirant la reconnaissance de l’Etat Libre du Congo, mais le scandale éclata quand un grand avocat américain, Kowalski, déçu, révéla au public comment on avait essayé d’acheter sa loyauté. Le Roi finit par nommer une commission d’enquête réunissant un juge italien, suisse, et belge, qui se rendit sur place mais elle ne put que rendre compte des témoignages accablants des victimes qui s’étaient déplacées pour témoigner malgré les menaces.
Le Roi des Belges ne fut pas le plus meurtrier ni le plus sauvage parmi les colonisateurs en Afrique. Français, Allemands et Anglais ne le lui cédèrent en rien. Mais il fut certainement le plus vulnérable. Face à une campagne internationale de grande envergure, il se trouva ainsi dans l’obligation de transférer sa souveraineté à l’Etat Belge, moyennant compensations financières substantielles, cela va sans dire, mais les choses continuèrent comme elles l’avaient toujours été pour les colonisés. Simplement, les taxes remplacèrent le chicotte, ce fouet constitué de lanières en peau d’hippopotame dont les blancs faisaient un usage meurtrier contre les Africains.
Le retrait de la scène du Roi des Belges constitua évidemment le point d’orgue de l’activité de l’Association de réforme du Congo, dont l’une des personnalités les plus marquantes fut l’ancien consul britannique qui rapporta au Foreign office son témoignage sur les exactions commises dans l’Etat Libre, l’Irlandais Roger Casement, qui du combat en faveur des droits civils initié par Morel dont il devint l’ami, et après un passage par le Putumayo en Amérique du Sud dont les populations indiennes étaient soumises aux même régime d’exploitation que les noirs du Congo et pour les mêmes raisons, il finit par se radicaliser en assimilant la cause des peuples opprimés à celle du peuple irlandais dans sa lutte contre les Britanniques. Il rejoignit le rang des nationalistes irlandais en 1916, et fut capturé après son débarquement d’un sous-marin allemand sur une plage irlandaise, puis exécuté par les Britanniques pour haute trahison.
Quant à Morel, il fut le seul à dénoncer l’entrée de l’Angleterre dans la première guerre mondiale. Cela lui valut de perdre tous ses amis et il passa même un séjour en prison. Après la guerre il devint député de tendance socialiste mais l’activité parlementaire n’étant pas de son goût, il préféra démissionner.
Casement fut un rêveur; il projetait de recruter les détenus irlandais dans les prisons allemandes pour se battre dans les rangs turcs et égyptiens contre les Anglais. Mais Leopold le fut aussi; il voulait envoyer des soldats congolais se battre dans les rangs des alliés contre les Turcs et recruter des travailleurs chinois pour construire le chemin de fer. Cela ne l’empêcha pas de se remplir les poches. On estime à 1,5 milliards de Dollars (de l’époque) la fortune qu’il amassa. Et il était un grand actionnaire dans 5 sociétés d’exploitation du Congo, et majoritaire dans 2 parmi elles.
Le contrôle du bassin du Nil, enjeu majeur dans la politique internationale
Sans la colonisation, il n’ y aurait probablement pas eu l’essor occidental que l’histoire a connu. Et pour la justifier, l’islam a constitué une raison récurrente et triviale. Mais l’esclavage en islam, quoique blâmable, était issu d’une économie antique, il ne fit pas autant de victimes parce que le monde musulman n’est jamais passé au stade de l’exploitation capitaliste des mines ou des vastes plantations de tabac café et thé, et n’a jamais disposé des flottes et de bateaux comparables à ceux issus de l’Europe. Le statut des esclaves quoique peu enviable à toutes les époques et dans tous les pays en fut néanmoins différent. Dans les Etats musulmans, nombre d’anciens esclaves occupèrent les plus hautes fonctions et certains, les Mamelouks, devinrent même sultans, autant au Caire qu’à Delhi.
Et puisqu’il s’agit de l’Afrique de l’Est le roi Léopold de Belgique fut l’ami du plus grand négrier, Hamed Ben Mohamed El Mejrabi, de Zanzibar, qu’il faisait transporter avec son harem sur le bateau portant son nom sur le Congo. Et quand le moment lui parut favorable il envoya l’inusable Stanley secourir Nejib Pacha, le gouverneur du Bahr El Ghazal, un juif allemand du nom d’Edward Schweitzer, soi-disant menacé par le Mahdi du Soudan après sa victoire sur les Anglais.
Le Roi des Belges voulait étendre son empire vers le Nil Blanc mais il comprit vite la vanité de ses espoirs. Le massacre des Arabes à Zanzibar en 1964, les dernières guerres du Rwanda et du Sud Soudan, les massacres au Congo, au Darfour, l’affaire du barrage éthiopien, rappellent que le contrôle du cours, du bassin du Nil et de ses affluents et ses sources demeurent un enjeu majeur dans la politique internationale contemporaine.
La guerre contre le terrorisme menée pour occuper les sources du pétrole a encore prouvé que l’islam constituait un alibi commode pour les aventures militaires coloniales. Mais avec la surexploitation de la planète, la pollution, le changement climatique, le surendettement, la montée en puissance de pays comme la Chine ou l’Inde, la croissance arrive inévitablement à son terme. Il reste à savoir si l’entêtement à poursuivre dans ce modèle utopique de développement ne fera pas à l’avenir plus de victimes que n’en a fait la colonisation, au Congo ou ailleurs.
* Médecin de libre pratique.
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