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Note de lecture : «Party of one», ou la démocratie dans la tourmente

Logo du Parti Conservateur du Canada.

La démocratie parlementaire n’a jamais été la panacée , «clés en mains», résolvant tous les problèmes d’un pays, d’un coup de baguette magique. Au cours de sa décennie à la tête du pouvoir en Tunisie, le parti islamiste Ennahdha a prouvé le contraire. Une autre exemple d’une démocratie parlementaire, avancée celle-là, du Canada, a permis de graves dysfonctionnements anti-démocratiques, comme l’a montré un récent essai consacré à ce sujet.

Par Dr Mounir Hanablia *

Le livre du journaliste canadien Michael Harris «Party of One» éclaire sur la pratique de la démocratie dans son pays durant la décennie du gouvernement issu du Parti Conservateur dont le Premier ministre Stephen Harper a presque fait une succursale du Parti Républicain des Etats-Unis d’Amérique.

Le Canada est une démocratie parlementaire issue de la tradition britannique, et à priori elle devrait se situer par là même au-dessus de tout soupçon. La décennie Harper appelle néanmoins certaines remarques intéressantes relativement au fonctionnement des institutions canadiennes.

Des dysfonctionnements en série

Des dysfonctionnements peuvent apparaître dans toute activité humaine et les institutions les mieux établies ne font pas exception. Ainsi il y avait eu ce qu’on a appelé le Robot call, cette affaire des appels téléphoniques visant à induire les électeurs des partis concurrents en erreur, durant les élections parlementaires, et qui n’avait abouti qu’à une seule inculpation, celle d’une figure mineure, alors qu’elle incriminait vraisemblablement les plus hauts échelons du comité électoral de ce parti.

A la suite de cette affaire, Élections Canada avait vu ses pouvoirs judiciaires et d’investigation sérieusement écornés par le gouvernement et sa majorité parlementaire, au profit du procureur général sous le contrôle du ministre de la Justice. Mais l’intrusion dans le fonctionnement des agences dotées d’un pouvoir de décision ne s’était pas arrêtée là. Celle en charge du contrôle et de la sécurité des installations nucléaires avait vu sa présidente, Linda Keen, une personnalité internationalement reconnue, limogée parce qu’elle n’avait pas accordé au Centre nucléaire de Chalk River, qui ne remplissait pas les conditions du cahier de charge, l’autorisation de reprendre ses activités, après des travaux de maintenance. Le Premier ministre Stephen Harper, pour justifier sa décision, avait garanti la fiabilité de la centrale et assuré que sa fermeture entraînerait le décès des centaines de cancéreux, faute du matériel radioactif nécessaire produit par le réacteur pour la radio et la curiethérapie. Quelques mois plus tard, son activité était néanmoins définitivement interrompue après une fuite radioactive et le déversement de tonnes d’eau contaminée dans la rivière.

Ce ne serait pas la première fois que le gouvernement s’entêterait à ne pas tenir compte de l’avis des experts scientifiques. Sous le prétexte de faire des économies il avait en effet décidé de ne plus subventionner l’Expérimental Lac Area, un organisme pionnier dans l’étude de la pollution et du réchauffement climatique sur la faune et la flore des grands lacs, et il avait été accusé par des scientifiques de vouloir maintenir la population dans l’ignorance des répercussions de sa politique sur l’environnement. Les avis des océanographes n’avaient déjà pas infléchi la politique du gouvernement, et l’épuisement des bancs de morues en avait été l’une des conséquences, imposant l’arrêt de la pêche, l’indemnisation de plusieurs dizaines de milliers de pêcheurs et des dépenses bien plus importantes qui moyennant une réglementation adéquate préalable, auraient pu être évitées.

Les décisions controversées du Premier ministre

Il est vrai que le gouvernement Harper avait souvent été enclin à prendre des décisions politiques sans l’information nécessaire sur le sujet, ou sans en tenir compte. Ainsi la décision de l’achat de l’avion de combat Américain F 35 pour remplacer les F 18 n’avait pas fait l’objet d’un rapport préliminaire dit de justification de la nécessité, par le ministère de la Défense. Et il n’ y avait eu aucun appel d’offres englobant les concurrents, comme le Rafale français et l’Eurofighter britannique, qui eux avaient au moins le mérite de voler depuis quelques années, alors que l’avion américain n’avait même pas encore été testé. Et finalement, mis à part les problèmes techniques, il s’est avéré que le coût de l’avion choisi par le Premier ministre avait été très supérieur à celui annoncé au public.

Dans un très important marché, la transparence ne fût pas au rendez-vous. Ainsi en a-t-il été également pour la construction de l’hôpital Mc Gill. Le président directeur général Arthur Porter, un médecin radio thérapeute de renommée, sera inculpé de corruption aggravée, ainsi que la direction de l’entreprise de construction en charge de l’exécution du projet, SNC Lavalin, proche du Premier ministre.

Les droits des minorités piétinés

Les relations entre le big business et le gouvernement conservateur auront toujours été très étroites, en particulier dans le domaine pétrolier que, pour y avoir travaillé, le Premier ministre connaissait bien. Il avait ainsi décidé d’autoriser la construction d’oléoducs et d’un gazoduc en direction du nord, qui traverseraient les territoires attribués aux tribus indiennes du Canada, qualifiées de première Nation. La Nation voulait évidemment retirer le maximum de bénéfices du projet en termes d’avantages sociaux (emplois, éducation, santé), mais en étant soucieuse de préserver l’environnement de tout risque de pollution. Ainsi elle avait mis son veto au transport à travers son territoire des résines liquides polluantes telles que le goudron. Les représentants des compagnies pétrolières étaient d’accord pour négocier la recherche d’une solution, mais le gouvernement de M. Harper a voulu forcer la main aux Indiens en qualifiant ceux qui s’opposaient à l’accord de radicaux, entraînant manifestations, grèves de la faim, et heurts avec la police. Les choses sont devenues encore plus complexes lorsqu’il est apparu que l’un de ses proches collaborateurs avait établi une société écran de courtage afin de servir d’intermédiaire dans l’accord entre les parties intéressées, et ce en violation de la loi.

Il faut dire que à l’intérieur du Parti Conservateur lui-même, des pratiques souvent contestables, parfois douteuses, furent portées à l’attention du public. L’affaire Héléna Guergis fut un exemple typique des règlements de compte secouant de temps à autre ses rangs. La ministre d’origine assyrienne irakienne, mariée à un musulman originaire d’Inde et d’Ouganda, fit l’objet avec son mari d’une véritable campagne de calomnies dont l’enquête judiciaire démontra finalement la vanité. Elle fut suspendue de ses fonctions aussi bien au sein du gouvernement que de son groupe parlementaire. Lavée de tout soupçon, elle ne fut cependant pas réintégrée. Il est vrai que n’ayant pas oublié ses origines de minoritaire issue d’un pays musulman, elle avait soutenu le mouvement «soeurs sans le sang» appelant à connaître la vérité sur la disparition de 600 femmes indiennes sur les routes canadiennes, sur lesquelles la police ne semble pas avoir enquêté avec la diligence requise, tout comme elle ne l’avait pas fait lorsqu’elle avait eu connaissance des abus endurés il y a quelques années par les milliers d’enfants indiens arrachés à leurs familles par les autorités et placés dans des établissements d’enseignement tenus par des prêtres et des religieux. Cette prise de position ne semble donc pas avoir fait que des amis à Mme Guergis.

Le Premier ministre en flagrant délit de mensonge

L’autre scandale fut le Duffygate, dit aussi affaire des dépenses indues du Sénat. Il est apparu que certains sénateurs prétendaient contre toute vérité habiter à plus de 100 kilomètres de la capitale pour bénéficier de la prime de l’habitat et de déplacement. Trois sénateurs furent suspendus et privés de salaires sans même attendre les résultats des enquêtes interne, éthique, ou judiciaire, mais le sénateur Mike Duffy se vit remettre un chèque de 90.000 $, couvrant autant ses dépenses que les sommes trop perçues, afin de régulariser sa situation. L’anomalie fut que le chèque délivré à son nom émanait de Nigel Wright, le chef du cabinet du Premier ministre. Il s’est avéré que contrairement aux allégations du Premier ministre pour qui son chef de cabinet avait agi de son propre ressort, sans que quiconque n’en eût connaissance, le conseiller juridique du cabinet, le chef du groupe parlementaire, et le trésorier du parti conservateur avaient été informés de ce qui avait été une transaction. Qui plus est, le chef du cabinet avait eu connaissance du résultat de l’audit indépendant réalisé par le cabinet Deloitte, ce qui soulevait la question de savoir si ce dernier avait ou non subi des pressions politiques issues du gouvernement dans la rédaction de son rapport. En fin de compte Nigel Wright démissionna pour être embauché… par une société pétrolière. Curieusement l’enquête judiciaire ne décela rien d’illégal dans toute cette affaire. Néanmoins le Premier ministre avait été pris en flagrant délit de mensonge en clamant l’ignorance. Quelques sénateurs durent rembourser les sommes irrégulièrement perçues et des recommandations furent faites afin de bien préciser aux parlementaires et aux sénateurs les limites de leurs prérogatives.

Des restrictions budgétaires à géométrie variable

Dans le même temps, les soldats canadiens de retour d’Afghanistan et exposés au syndrome de dépression post-traumatique, se voyaient privés des avantages qui leur avaient jusque-là été concédés, au nom des restrictions budgétaires. C’est toujours au nom des restrictions budgétaires que l’assurance-maladie qui avait fonctionné d’une manière remarquable, a été frappée par les rigueurs budgétaires.

Quant aux affaires d’écoutes illégales révélées par Edgar Snowden contre des citoyens canadiens ou des délégations étrangères, ainsi qu’un Etat étranger, le Brésil, elles ont également autant terni la réputation du Canada dans les instances internationales, que son alignement systématique sur les positions bellicistes du gouvernement israélien, ou son retrait du protocole de Kyoto sur le changement climatique.

La décennie Harper fut donc riche en polémiques et controverses. Et quoique le Parlement et le Sénat aient disposé des organes de surveillance nécessaires garantissant la légalité de leurs activités, la Justice n’a pas considéré que les mensonges des sénateurs relativement à leurs lieux de résidences dans le but d’obtenir des remboursements indus constituaient des délits, pas plus qu’elle n’a été particulièrement sévères avec les irrégularités électorales ou les financements illégaux des partis politiques, en s’abstenant d’annuler les résultats des élections.

Le Parti Conservateur, prétendument respectueux des lois, de la moralité et de la probité, s’est ainsi trouvé impliqué dans des scandales dont il se serait passé parce que bon nombre de ses cadres dirigeants possédaient des valeurs proclamées une interprétation assez élastique, et parce que les nominations aux plus hauts postes de l’Etat ont souvent obéi à des considérations où la fidélité au Premier ministre constituait souvent le paramètre essentiel.

Tout cela rappelle étrangement ce qui s’est produit en Tunisie durant la décennie du Parti Ennahdha, le parti des «craignant Dieu». Élections contestées, financements illégaux des partis, justice peu désireuse de remettre en cause les résultats des élections, écoles religieuses aux pratiques illégales, absence de respect de l’environnement, les points communs ne manquent pas entre des systèmes  parlementaires supposés être inspirés par les mêmes valeurs démocratiques. La seule différence criarde s’est située évidemment dans l’écart incommensurable entre les performances économiques des deux pays. Que l’un soit grand et riche, et l’autre en pré faillite, quoique les traditions diffèrent, les gestions quotidiennes du pouvoir n’échappent pas à l’ambition humaine et présentent donc des ressemblances inattendues. Et en Tunisie, les institutions de l’Etat n’ont pas été en mesure de s’opposer aux ambitions hégémoniques d’un seul parti politique dominant le Parlement, dirigé par un président s’y arrogeant des prérogatives de surveillance et de contrôle, pour en faire un instrument politique; un homme doté d’un programme radical rétrograde, et néanmoins soutenu d’une manière ou d’une autre par d’autres partis politiques ou des milieux d’affaires, qui a réussi à faire des chefs du gouvernement des marionnettes entre ses mains.

Certes, la politique libérale et la financiarisation des économies génèrent partout les mêmes problèmes, des inégalités sociales à la dégradation de l’environnement, en passant par la suppression des acquis sociaux. Et sur le plan politique, même dans un pays de grande tradition démocratique comme le Canada, une recherche constante d’un équilibre entre les différentes institutions demeure nécessaire, afin de brider la tentation despotique toujours latente dans l’exercice de l’autorité.

La démocratie n’a donc jamais été la panacée , «clés en mains», résolvant tous les problèmes d’un pays, d’un coup de baguette magique. Ainsi que l’a dit l’écrivain Canadien Farley Mowatt, évoquant le gouvernement autoritaire allié aux grands groupes industriels pollueurs, de Stephen Harper, «le Parlement est comme l’Environnement, une structure incroyablement fragile». En Tunisie, c’est pourtant le Parlement  qui a fragilisé l’ensemble du pays.

* Médecin de pratique libre.

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