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Tunisie : Le 25-Juillet a sonné glas du Conseil supérieur de la magistrature

Le Conseil supérieur de la magistrature institué en 2016 sous la présidence de Béji Caïd Essebsi.

Exploitant le vide institutionnel créé par ses «mesures exceptionnelles», le président Kaïs Saïed s’est arrogé le droit d’interpréter la constitution selon ses humeurs et déclarer «La constitution c’est moi». Il a abrogé aussi la constitution par édit présidentiel en déclarant également «l’Etat c’est moi».

Par Mounir Chebil *

Le principe juridique le plus élémentaire en droit est que tout prévenu est présumé innocent jusqu’à preuve du contraire. Même le criminel arrêté en flagrant délit a droit à une instruction où sa dignité, son intégrité physique et ses droits sont préservés. Malgré qu’il ait été arrêté en flagrant délit, et que le premier stade de l’instruction, puis le juge d’instruction, la chambre d’accusation aient conclu à sa culpabilité, il n’en demeure pas moins qu’il a le droit à un procès équitable selon la procédure contradictoire avec l’assistance obligatoire d’un avocat. Ni le procureur de la république, ni le juge d’instruction, ni le magistrat de la chambre d’accusation ne s’érigent en instructeurs, accusateurs et juges, en même temps, malgré leur conviction sur la culpabilité de telle ou telle partie.

Pour maximiser la garantie des droits et des libertés du citoyen, le procès se déroule suivant le double degré de juridiction, première instance et appel, sous la supervision de la cour de cassation en tant qu’instance de contrôle de la bonne application de la loi et éventuellement de la juste qualification des faits et du respect du droit de la défense. La cour de cassation dit le droit, et sa jurisprudence peut être considérée comme une source de droit et une référence aussi bien pour les juges de fond que pour la doctrine. Tant de jugement en première instance sont révisés en appel. Et tant d’arrêts d’appels sont cassés par la cour de cassation. Et ce, pour une meilleure justice possible.

Le principe intangible de l’indépendance de l’autorité judiciaire

En effet, tant de présumés criminels ont d’ailleurs été inculpés puis acquittés après des procès dont la longueur dépend de l’importance de l’affaire portée devant le juge. Il ne faut pas comparer un procès portant sur le vol d’une poule ou d’une boîte de thon, avec un procès portant sur le blanchiment d’argent ou de financement illicite d’une campagne électorale.

Certes, on peut concevoir qu’il y ait des cas où des criminels exploitent les labyrinthes procéduraux pour passer entre les mailles du filet ou qu’il y ait des erreurs judiciaires, ou qu’il y ait des cas d’abus et de favoritisme de la part des juges. Mais, ces cas restent dérisoires et ne peuvent préjuger, ni de l’intégrité de la majorité écrasante des juges, ni de l’opportunité de cette architecture juridique et procédurale pour la défense des droits et des libertés des citoyens, tous égaux devant la loi, les droits et les devoirs.

C’est là, on ne le rappellera jamais assez, le fondement même du caractère civil de l’Etat moderne qui implique nécessairement l’indépendance de l’autorité judiciaire par rapport au pouvoir exécutif et au pouvoir législatif pour que le politique ne puisse pas inféoder le pouvoir judiciaire ce qui serait très dommageable pour les droits et des libertés des citoyens. Car, le ministère public peut être saisi par l’Etat ou l’une de ses instances ou institutions dans un litige quelconque. Ce litige peut avoir une apparence pénale ou fiscale qui cache un règlement de compte politique.

Si le principe de l’indépendance du pouvoir judiciaire n’est pas respecté, le pouvoir politique peut essayer d’influencer le cours du processus juridictionnel pour l’orienter vers telle ou telle décision. Or, ce n’est pas parce que le pouvoir politique veut voir un adversaire politique incriminé, que les simples présomptions doivent être considérées comme des preuves irréfragables et que les juges doivent prononcer des décisions dans les délais les plus courts. Là, on revient aux tribunaux de l’inquisition ou des tribunaux d’exceptions au service du pouvoir politique en place. Si la justice était une course de vitesse, alors, on devrait simplement passer à la lettre de cachet.

Une justice expéditive ne garantit pas l’application de la loi

Or, en général, et nonobstant la faiblesse des moyens matériels et humains, ce ne sont pas les juges qui sont responsables de la longueur de la procédure juridictionnelle. C’est la nature même de l’affaire, les investigations qu’elle nécessite, la rigueur de l’instruction qui demandent la réunion de toutes les preuves, et l’écoute de toutes les parties et de tous les  témoins, l’intervention des avocats… La bonne justice importe plus que la durée que peut prendre un procès. La justice expéditive ne peut être une garantie d’une bonne application de la loi.

Certes, Ennahdha, le parti des Frères musulmans au pouvoir pendant dix ans en Tunisie, avant d’en être évincé, le 25 juillet 2021 par les «mesures exceptionnelles» du président Kaïs Saïed, a voulu téléguider le pouvoir judiciaire dans les affaires où il est ou pourrait être impliqué directement ou indirectement. Certains magistrats, et ce sont une minorité, ont été complices dans cette démarche. Mais, cela ne peut justifier le dénigrement et la diabolisation du pouvoir judiciaire. Quelle image voulons-nous donner aux partenaires étrangers d’un pays où, son premier responsable propage que le climat n’est pas propice à l’investissement et qu’en plus il y règne une justice des plus corrompue? Même s’il y a à ce niveau du linge sale, quel intérêt pour le pays de l’étaler sur le trottoir devant des caméras nationales et étrangères en quête de scandales? Le populisme et la démagogie tuent.

Malgré ce qui se dit sur les bavures judiciaires aux Etats-Unis d’Amérique, ni le président de la République, ni le Congrès, ni le Sénat n’ont osé mettre en cause l’indépendance du pouvoir judiciaire, les procédures juridictionnelles des diverses juridictions ou critiquer la Cour suprême.

Si la cour de cassation tunisienne est traînée dans la boue, la cour suprême des Etats-Unis jouit d’un statut qui s’élève à la sacralité, construit à travers le temps. En l’absence d’un texte constitutionnel et dans le mémorable arrêt Marbury v. Madison (1803), la cour suprême a posé le principe du contrôle judiciaire de constitutionnalité des lois comme corollaire obligé du principe de la suprématie constitutionnelle. C’est la Cour suprême qui a donné à la constitution sa valeur de texte suprême et sacré, en faisant, entre autres, de la Constitution fédérale la seule loi suprême du peuple américain. La Constitution des Etats-Unis est opposable à tous, tous sont obligés par elle. «Progressivement, elle décida, droit après droit, liberté après liberté, que ce n’était pas une, mais pratiquement toutes les clauses du Bill of Rights qui s’imposaient aux Etats». C’est ce qui a fait dire en 1908, à Charles Evans Hughes, à l’époque gouverneur de l’Etat de New York: «Nous sommes soumis à une Constitution, mais la Constitution est ce que les juges disent qu’elle est».

Il apparaît ainsi que le régime présidentiel aux Etats-Unis n’a pas fait du président un monarque. La constitution a instauré un équilibre entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif et surtout un pouvoir judiciaire indépendant qui veille à la bonne application de la loi sous le contrôle de la cour suprême qui s’est arrogée le rôle du contrôle de la constitutionnalité de la loi qu’aucun pouvoir ou personne n’en n’a contesté l’opportunité depuis plus de deux siècles.

Dans la république bananière, le pouvoir judiciaire est discrédité et dénigré. Bien que la Cour de la constitutionnalité des lois ait été instaurée par la constitution de 2014, le pouvoir législatif et le pouvoir législatif ont refusé sa mise en place. Chacun cherchait à l’inféoder pour l’utiliser non au service de la loi, mais au service de la défense de son territoire et de ses ambitions d’empiéter sur le territoire de l’autre ou pour bloquer son action.

L’avant 25 juillet 2021 est définitivement révolu

Exploitant ce vide institutionnel, le président de la république s’est arrogé le droit d’interpréter la constitution selon ses humeurs et déclarer «La constitution c’est moi». Il abrogea la constitution par édit présidentiel où il déclare «l’Etat c’est moi».

Celui qui s’approprie l’Etat ne peut souffrir la concurrence d’un autre pouvoir. Il lui fallait salir le pouvoir judiciaire, menacer les magistrats et les mettre sous pression pour les soumettre à sa volonté. Dans la campagne menée pour salir tout le corps des magistrats, ce ne sont pas les juges suspects de malversations qui sont visés, mais l’indépendance même du Conseil supérieur de la magistrature qui échappe aux regards du Roi soleil, d’une part, et celles de l’ordre des avocats toujours rebelle à toute tentative de mise au pas. L’avant 25 juillet 2021 est définitivement révolu, emporterait-il, aussi, dans son sillage l’ordre juridique du pays?

Aujourd’hui, c’est la Cour des comptes qui doit s’ériger en tant qu’instance juridictionnelle statuant sur la base de ses propres rapports de contrôle administratif à postériori, sous prétexte des lenteurs de la procédure juridictionnelle de droit commun. Demain, l’administration fiscale établira la taxation d’office et prononcera, elle-même, les jugements d’imposition définitifs et exécutoires. L’administration expropriera à tour de bras. Puis les actes administratifs ne feront plus l’objet de recours pour excès de pouvoir devant le Tribunal administratif qui, dès le début de sa création, a affirmé son audace, sa partialité, et au fil des temps, son indépendance du pouvoir. Déjà, les décrets présidentiels ne sont susceptibles d’aucun recours selon l’«édit royal» du 22 septembre. Faut-il cautionner le diktat du pouvoir politique et celui de l’administration devenue reine qui nous relèguerait au statut de sujets?

A l’aube de ce patriarcat, il est vital de s’opposer à ceux qui commencent à fixer les banderoles tirées du roman «L’automne du patriarche» de Gabriel Garcia Marquez : «Dieu protège le très pur qui veille sur la propriété de la nation» et «Gloire éternelle au bienfaiteur qui répand le bonheur» à l’entrée de la majestueuse «maison  du pouvoir», où règne d’après le romancier colombien «un homme des solitudes désertiques à en juger par sa boulimie du pouvoir, la nature de son gouvernement, sa conduite lugubre et l’incroyable dureté de son cœur.»

* Haut cadre de l’administration publique à la retraite.

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