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Ne donnons surtout pas un blanc-seing à Kaïs Saïed !

Kaïs Saïed donne de plus en plus l’impression de chercher le pouvoir pour le pouvoir. Le pouvoir ne serait pas pour lui un moyen pour améliorer le vécu de ses électeurs, mais une fin en soi. Pour cela, il laisse les enragés qui le soutiennent persécuter ses opposants dans les réseaux sociaux et lui vouer un culte de la personnalité auquel il prend de plus en plus goût.

Par Mounir Chebil *

Les Frères musulmans en général et les adeptes de leur filiale tunisienne Ennahdha qualifient tous ceux qui ne partagent pas leur interprétation de l’islam et leur conception islamiste de l’organisation sociale d’hérétiques ou d’apostats qui ne méritent que la lapidation.

Les adeptes du Parti destourien libre (PDL) considèrent tous ceux qui ne s’alignent pas aveuglément sur les positions de leur cheffe Abir Moussi comme des traîtres, donc méritant, logiquement, les insultes sur les réseaux sociaux.

Et voilà que le président de la république Kaïs Saïed s’y met lui aussi et qualifient tous ceux qui ne partagent pas son opinion de corrompus et de traîtres à la patrie, donc bons pour passer devant la justice.

On veut obstinément nous imposer l’enfer décrit par Georges Orwell dans son roman 1984, où le tortionnaire O’Brien disait au «subversif» Winston: «Le réel pouvoir, le pouvoir pour lequel nous devons lutter jour et nuit, est le pouvoir, non sur les choses, mais sur les hommes… Le pouvoir est de déchirer l’esprit humain en morceaux que l’on rassemble ensuite sous de nouvelles formes que l’on a choisies… pour  qu’il y n’aura plus d’amour que l’amour éprouvé pour Big Brother.»

Si Sartre vivait en Tunisie, islamistes, destouriens et sans-culottes de Kaïs Saïed se seraient fait la guerre pour l’honneur de le faire pendre rien que pour avoir écrit dans L’existentialisme est un humanisme, que l’homme «ne peut plus vouloir qu’une chose, c’est la liberté comme fondement de toutes les valeurs», et que «les actes des hommes de bonne foi ont comme ultime signification la recherche de la liberté en tant que telle.» Car, «l’homme est libre, l’homme est liberté.»

Ne cédons surtout pas notre liberté d’esprit !

En Tunisie, on ne conçoit pas que, quel que soit l’engagement à telle ou telle idée ou organisation, ou envers une personne, cela ne doit pas engendrer inéluctablement une aliénation de sa propre liberté et de sa propre volonté. Nulle vérité n’est absolue, et nulle personne ne peut être Dieu. La seule vérité réside dans le recul par rapport à toute chose, le questionnement continu et la quête perpétuelle de la vérité. Toutefois, « il n’y a pas de vérité autre, au point de départ, que celle-ci: je pense donc je suis», comme disait Sartre. Donc, la libre réflexion est l’attribut de l’humain qui transcende son animalité qui le pousse à suivre d’instinct les règles du groupe auquel il appartient.

Non, je ne serai pas le mouton de Panurge. Je ne me laisserai pas formater le cerveau par le monstre Facebook pour finir par lécher les bottes de Big Brother du roman 1984. Je ne l’ai pas fait pour Zine El Abidine Ben Ali et je ne ferai pas pour Rached Ghannouchi, Abir Moussi ou Kaïs Saïed, le Roi Soleil du moment.

Si, aujourd’hui, je suis très critique vis-à-vis de Kaïs Saïed, ce n’est nullement parce que je défends la cacophonie de l’avant 25 juillet. Au contraire, ma position était que son passage en force était justifié. Seulement, il a commis une grave erreur en n’ayant pas dissous l’Assemblée, abrogé la constitution salafiste de 2014 et réhabilité la constitution de 1959 après lui avoir fait un lifting. De mon point de vue, il a dû, au moins, suspendre l’activité du parti Ennahdha et geler ses avoirs jusqu’à ce que la justice se prononce sur son implication dans le terrorisme qui a sévi dans notre pays durant son règne et sur les infractions à la réglementation sur les partis. Au contraire, par ses hésitations suicidaires, il lui a donné l’occasion de renaître de leur cendre.

Un président sans autre programme que lui-même

Aujourd’hui, je suis traité de vieux ringard et de sénile pour mes critiques à l’égard du président de la république. Et bien oui, je n’ai pas confiance en Kaïs Saïed. Il a été une pure création de l’espace virtuel. C’était une boîte de Pandore qui a débarqué à Carthage avec les voix des Frères musulmans de tous bords et des eunuques démocrates, et soi-disant indépendants. On n’a retenu de lui que son image d’homme intègre, comme s’il était le seul dans ce cas. Je ne doute pas de son intégrité, mais ce n’est pas cela qui l’a rendu président, car, Abdelkrim Zbidi est un homme intègre lui aussi et doté d’une qualité que Kaïs Saïed n’a pas, celle d’homme d’État. Mais la machine Ennahdha a écarté ce dernier dès le premier tour.

Un président de la république qui n’a aucun programme économique et social pour le pays ne peut que le faire couler plus vite encore que ne l’a fait Ennahdha au pouvoir. Car son défaut majeur est que les considérations économiques et sociales ne l’intéressent guère. Comment expliquer sa déclaration sur France 24 où il disait que le climat des affaires en Tunisie n’est pas propice à l’investissement? Comment expliquer sa virulente sortie contre les agences de notation et le FMI? Comment expliquer le fait qu’il n’a pas veillé à présenter à cette instance un programme de redressement crédible pour avoir les fonds dont le pays a besoin et, par conséquent, la confiance des autres bailleurs de fonds, alors que le pays est sous respiration artificielle? Comment expliquer sa diabolisation des propriétaires des moyens de production, ces créateurs des richesses et pourvoyeurs des emplois, quand les entreprises de l’État sont en faillite? Comment expliquer la mise à l’écart de l’UGTT, principal agent de l’équilibre social? Comment n’a-t-il pas vu la nécessité de redonner vie au Conseil économique et social, stupidement enterré au lendemain de la révolution de 2011?

Un projet de déconstruction pour la construction

La lutte contre la corruption menée par le président Saïed prend de plus en plus l’allure d’un fonds de commerce pour cacher des manœuvres politiciennes visant nous mettre devant le fait accompli. En effet, il est en train de se démener pour nous injecter en douceur son projet de déconstruction pour la construction de son régime politique dit «démocratie participative». Nous aurons des comités de quartiers pour nous surveiller comme l’œil omniprésent de Big Brodher, ou encore la police des mœurs des islamistes. En cela, Kaïs Saïed est comparable à Rached Ghannouchi qui a un seul but, détruire le système actuel pour établir la république islamique fondée sur la charia, quitte à faire régner le chaos.

Aujourd’hui, il faut sortir de sa torpeur et ne pas s’aligner sur ceux qui «pensent arrêter leur regard sur l’horizon et se bornent à regarder ce qu’on voit, ceux qui revendiquent le pragmatisme et tentent de faire seulement avec ce qu’on a, n’ont aucune chance de changer le monde», comme le dit Henri Lefebre, cité par Jean Zigler, dans L’empire de la honte,. Il faut plutôt être cet explorateur d’André Breton qui «pourra pousser plus loin son investigation, et ne plus seulement tenir compte des réalités sommaires… Si, les profondeurs de notre esprit recèlent d’étranges forces capables d’augmenter celles de la surface, ou de lutter victorieusement contre elle, il y a tout intérêt à les capter d’abord, pour les soumettre ensuite, s’il y a lieu, au contrôle de notre raison, les analystes eux-mêmes n’ont qu’à y gagner» (Le manifeste du surréalisme).

Kaïs Saïed donne de plus en plus l’impression de chercher le pouvoir pour le pouvoir. Car, personne ne s’empare du pouvoir avec l’intention d’y renoncer. Le pouvoir ne serait plus un moyen, mais une fin. Pour cela, il laisse les enragés qui le soutiennent persécuter tous ses opposants et lui vouer un culte de la personnalité auquel il prend de plus en plus goût.

Certains diraient que je suis alarmiste et je peux le leur accorder par courtoisie. Mais, dans cette démarche, j’espérais pouvoir bousculer les esprits gagnés par la léthargie, car, si on condamnait le médecin pour son recours aux électrochocs pour réveiller son patient, bon nombre de malades ne connaîtraient pas une chance de retour à la vie.

* Cadre retraité de la fonction publique.

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