Le débat opposant actuellement en Tunisie le président de la république Kaïs Saïed au Conseil supérieur de la magistrature (CSM) se déroule en même temps qu’un débat similaire sur la réforme de la Cour suprême aux Etats-Unis, dont la création remonte à 1789, preuve s’il en faut que la justice est toujours au cœur du combat pour la démocratie.
Par Mohsen Redissi *
Voilà bientôt un an que Donald Trump n’est plus le locataire de la Maison blanche, son ombre et ses jeux machiavéliques hantent encore les hauteurs du Capitole Hill. Sa responsabilité dans l’attaque du Sénat est confirmée. Le devenir de questions fondamentales pour la constitution et le peuple américain se dessine désormais sur les bancs de la plus haute autorité judiciaire aux Etats-Unis selon de nouvelles tendances, celles d’une droite conservatrice.
Les Républicains majoritaires au Sénat refusent le candidat de l’ex-président Barack Obama à la Cour suprême sous prétexte d’une année charnière: fin de mandat et année d’élection présidentielle. Assurés par leurs assises parlementaires, ils ramènent le vote à cinquante et une voix au lieu de soixante huit et réussissent à nommer coup sur coup deux juges dont une femme en fin de mandat. A l’époque, Joe Biden, vice-président, assiste en silence aux agissements de bas étages.
La Cour est à la recherche d’un équilibre idéologique perdu que Biden envisage de réintroduire pour rétablir la parité. Trois juges associés libéraux contre six conservateurs, dont trois nommés par le président Donald Trump. Loin derrière est le temps de l’innocence et de l’insouciance quand le Sénat américain quarante huit heures après la promulgation de la Loi judicaire de 1789 a élu à l’unanimité les six juges fraîchement nommés par le président George Washington.
Colère des Américains contre leur institution de référence
Le décret présidentiel (2) du mois d’avril 2021 crée une commission bipartisane qui porte le nom de «Biden Commission» composée de trente quatre «personnes ayant une expérience et une connaissance de la justice fédérale et de la Cour suprême des États-Unis». Sa mission est d’examiner tout changement possible et imaginable à introduire pour soulager les maux de la Cour suprême et apaiser la colère des Américains contre leur institution de référence.
Pendant sa campagne présidentielle, Biden a promis de se pencher sur la restructuration de la Cour suprême. Chose promise chose due. Les conclusions de la Commission, et non ses recommandations comme l’a souhaité le président, peuvent orienter les futurs débats sur l’élargissement de la Cour, sa compétence, la limitation des mandats de ses juges et l’autorité à conférer au Congrès pour pouvoir annuler des décisions controversées. Elle vient de voter à l’unanimité son rapport final (3) soumis le 7 décembre au président sept mois seulement après avoir été saisie d’un dossier aussi délicat.
La Commission doit d’après le décret traiter trois points essentiels sur lesquels le président insiste.
Premièrement, le rapport devrait inclure «un compte rendu des discussions et du débat contemporains sur le rôle et le fonctionnement de la Cour suprême dans le système constitutionnel; et sur le fonctionnement du processus constitutionnel par lequel le président propose et, par et avec l’avis et le consentement du Sénat, nomme les juges de la Cour suprême.»
Deuxièmement, le rapport devrait tenir compte du «contexte historique d’autres périodes de l’histoire de la nation lorsque le rôle de la Cour suprême et des nominations et le processus de conseil et de consentement ont été soumis à une évaluation critique et ont suscité des propositions de réforme».
Troisièmement, le rapport devrait fournir une analyse des principaux arguments pour et contre des propositions particulières de réforme de la Cour suprême, «y compris une évaluation de [leurs] mérites et leur légalité», et devraient être étayés par «un large éventail d’idées». (4).
Elargir en défense de la démocratie
L’estime de la Cour suprême n’a pas cessé de chuter dans les sondages. Les Américains sont mécontents de son fonctionnement et de son image tous deux ternis par des enjeux politiciens. Des juges, droit de réserve oblige, sortent de leur silence pour défendre leur institution sur des sujets épineux comme les armes à feu, la liberté du culte… Le débat houleux sur l’interruption volontaire de la grossesse vient grossir le malaise. Ses juges libéraux déclarent leur ferme intention de faire avorter les actions engagées pour annuler un droit constitutionnel longuement établi : le quatorzième amendement le droit à la vie privée. La cause revient à la composition d’une cour conservatrice.
L’élargissement de la Cour peut semer le doute chez les Américains et engager momentanément un jeu de guerre parmi ses juges en attendant l’accalmie. Ce risque vaut-il la peine d’être encouru? Au Congrès revient la tâche d’augmenter ou de diminuer le nombre de juges (5). Ils sont nommés à vie pour ne pas subir la pression de leur «fournisseur d’accès» ou la peur de se voir révoquer pour insubordination (6). Le juge afro-américain Clarence Thomas nommé par le président George H. W. Bush en 1991 est encore en exercice, plus de trente ans après.
Être de bonne conduite est l’exigence sine qua none pour siéger sur les bancs de la Cour suprême d’après l’article III, section I de la Constitution américaine : «Les juges, tant de la Cour suprême fédérale que des tribunaux inférieurs, devront remplir leurs charges avec une bonne conduite.» Pas de profil, ni d’expérience exigées, ni spécialisation, une position ouverte mais qui au cours de son histoire n’a été occupée que par des gens de droit. La Constitution ne prescrit pas de mandat à vie pour les juges, ni d’âge pour partir à la retraite.
Les propositions et les avis sont partagés. Les sondages montrent que, 63% pour Ipsos en 2021 et 77% pour PSB Insights pour l’année d’avant, les Américains sont clairement en faveur de la limitation du mandat. Quinze ans est la moyenne proposée pour un mandat, avant d’être frappé de sénilité, pour assurer un roulement plus régulier et donner la chance à d’autres juges d’y siéger. Il est important pour les sondés de laisser aux présidents américains la possibilité et le privilège de nommer au moins un juge durant leur présidence. La question d’équilibre n’est pas résolue pour autant.
D’autres s’inquiètent de la limitation, la compétence des juges s’acquiert avec l’âge et la multiplicité des cas. Le recours à un amendement constitutionnel est considéré comme la meilleure approche. La Cour et ses juges mécontents peuvent contester l’amendement, ils sont juges et parties. Beaucoup considèrent que l’augmentation du nombre de juges nuit à son efficacité.
Des sièges et des hommes
Les Démocrates préfèrent l’élargissement de la taille de la Cour d’au moins quatre sièges pour protéger la démocratie selon leur argumentation. La sénatrice démocrate du Massachusetts Elizabeth Warren dans un éditorial publié dans le Boston Globe, repris sur sa page officielle, a justifié l’élargissement de la Cour en dressant une liste de décisions judiciaires qu’une Cour radicale a renversées. Le président Biden a publiquement rejeté la proposition de limiter le mandat des juges. Les démocrates ont l’appui des législateurs libéraux. Des parlementaires progressistes du Congrès ont approuvé, mercredi 6 janvier 2022, un projet de loi en faveur de l’élargissant de la Cour suprême.
Les sièges ne seront ajoutés qu’après les prochaines élections présidentielles. Ainsi le nouveau président en 2025 peut rajouter un juge associé; celui de 2029 un autre pour passer de neuf à onze juges et rétablir l’équilibre de la cour, qui dispose actuellement d’une majorité conservatrice de six contre trois. Les événements peuvent prendre une autre tournure.
Une autre bataille aussi rude est engagée pour rééquilibrer les tribunaux de district. Les démocrates, majoritaires au Sénat, ont rapidement pourvu les postes vacants dans les tribunaux fédéraux. Ils veulent maintenir la pression en poursuivant leurs nominations à un rythme soutenu avant les prochaines élections du Sénat prévues en 2022. Le vent peut tourner et leur fait perdre leur majorité.
Il faut restructurer la Cour suprême pour restaurer la démocratie américaine, elle est la seule institution dont la tâche est de protéger la Constitution. Que peut faire le président pour que la justice suive son cours sans enfreindre une tradition longuement établie? La nouvelle majorité au sein de la Cour, conservatrice à souhait, semble avoir l’intention de se débarrasser de précédents en matière de droits et de libertés chèrement payés. Si le droit à l’interruption volontaire de la grossesse est révoqué c’est le signe d’une révolution avortée. Le pouvoir du gouvernement fédéral a été affaibli au détriment du pouvoir des Etats, leurs lois et leurs jugements.
Ce rapport a une valeur scientifique et philosophique intrinsèque. Une étude minutieuse jamais entreprise auparavant pour réformer la Cour suprême. La crise de confiance qu’elle traverse entretemps ne peut être apaisée par un étalage d’idées et de propositions, car le rapport reste neutre. Il ne prend ni position ni livre de solutions mais offre au président Biden une excuse pour ne rien faire pour les plus sceptiques.
* Fonctionnaire international à la retraite.
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