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Loi 52 et cocktail B-52 : ‘‘Fleurs du mal’’ et ‘‘Raisins de la colère’’

La colère des jeunes de Tunisie gronde du Sud au Nord. Trois des leurs viennent d’écoper de trente ans de prison ferme pour avoir bonnement et simplement fumé un joint de cannabis dans un lieu public.  Leur espoir de mener une vie paisible vient de partir en fumée. C’est stupéfiant…

Par Mohsen Redissi *

La condamnation a suscité l’émoi général. Les associations et les partis politiques ont parlé de la même voix comme s’ils ont tous fumé le même «coke». Des propositions législatives sont déposées devant l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) amendant la Loi n°92-52 du 18 mai 1992 relative aux stupéfiants. Il faut l’abroger, personne n’en veut. Elle doit incriminer la sobriété, tolérer l’ébriété et encourager l’état second sous l’effet soporifique d’un narcotique.

De la poudre aux yeux

Le Premier ministre et ministre de l’Intérieur par intérim est en extase. Pour calmer les ardeurs des foules et contenir le mécontentement général il leur a promis de revoir la Loi 52. Il s’est fait une virginité auprès des consommateurs de hachich. Sa proposition de révision est une intraveineuse chargée à la morphine à effet immédiat pour soulager les patients. Il vient de faucher le pavot sous les pieds de ses détracteurs.

Certes, les peines prononcées sont lourdes de conséquences. Le lieu public est un stade désaffecté, l’Etat a été accusé de négligence, le dernier des soucis d’un gouvernement délabré. La cour d’appel du Kef a depuis revu les sentences à la baisse. Ils sont libres de fumer leur kif préféré au Kef ou ailleurs à leur guise, personne pour cafter (1).

L’émoi suscité par la condamnation a complètement ignoré les dommages collatéraux de l’emprise de la drogue. Que de viols et meurtres de jeunes filles et de grand-mères commis sous l’effet dévastateur d’un psychotrope. Ces actes de barbarie n’intéressent les travailleurs sociaux que lorsqu’ils figurent sur les statistiques de féminicide ou violence contre les femmes. L’origine importe peu. Aucune voix ne s’est élevée pour dénoncer cet élan de sympathie et l’appel devenant pressant pour les partis et les profiteurs pour une attitude indulgente envers les adeptes de ces drogues.

L’accoutumance  de l’organisme à un stimulus extérieur est plus dangereuse que la peine encourue par la violation de l’interdit. Elle pousse le corps à chercher sa dope pour compenser le manque et à augmenter à chaque fois la dose pour finir en fin de compte son esclave. C’est cette attitude destructrice de l’individu envers lui-même que le juge veut souligner par son intransigeance et son application stricte des peines.

Tchin-tchin

Deux autres plaies attendent la Tunisie en faillite d’idées pour arrêter la contrebande. Le ministre des Finances ne cesse d’affirme la détermination du gouvernement à supprimer une trentaine de licences y comprises celles de la distribution du tabac et de l’alcool. Cette levée de restrictions par effet inverse réduirait la contrebande de ces produits à forte demande locale et régionale. Les grandes surfaces ont reçu le feu vert pour commercialiser le tabac selon le Journal officiel du 13 avril 2021. Un contrat individuel lie l’enseigne et la Régie nationale du tabac et des allumettes (RNTA).

L’allégement des procédures administratives ou la facilitation d’obtention de licence d’importation ou de vente n’arrêteront jamais les circuits parallèles. Cette libération ne va pas faire prendre conscience aux trafiquants de tous bords de reprendre le droit chemin. Le travail dans le noir complet est un choix. Les revendeurs clandestins sont plus actifs après la fermeture des magasins de vente d’alcool et les restaurants. Ils sont disponibles pour ceux qui veulent prolonger leur soirée avec Bacchus. Ils sont ouverts même pendants les jours interdits, les vendredis, les fêtes de l’Aïd, du Mouled et durant le mois de Ramadan.

Cette libération va saigner davantage une économie en manque de devises. La baisse du nombre de nuitées passées dans les hôtels et les transferts d’argent des Tunisiens résidents à l’étranger ont eu raison d’une économie qui souffre de lacunes structurelles. Les importations légales d’alcools sous licence vont doubler. C’est le retour de Saint-Emilion, Saint-Estèphe, Saint-Julien, Château-neuf-du-Pape sur les cartes de nos restaurants chics. Ils sont tous des saints de bons crus et ils sont tous des brasseurs invétérés. On sabrera le champagne en toute tranquillité dans les rues de Tunisie.

Contrer les Al-Capone et les Al-Caïds confondus

Les distillateurs anonymes ne viendront pas s’inscrire dans le circuit officiel. Les alambics utilisés dans la distillation des fleurs d’oranger ne restent pas oisifs; ils reprennent du service pendant les neufs mois restants. Ils distillent d’autres esprits aux gouts et aux parfums prononcés. Les brasseurs s’activent dans des chambres noires à l’abri des regards des forces de l’ordre mais au su de leurs clients. Les nouvelles procédures ne les concernent pas. Ils vendent un breuvage frelaté fait maison. L’empoisonnement et la mort frappent souvent des jeunes désœuvrés. Leur seul tort est d’être sans le sou. La coupe est pleine.

L’application stricte des lois est le seul moyen de faire cesser tout trafic d’une façon générale. Face aux bootleggers, les contrebandiers d’alcool pendant la prohibition aux Etats-Unis, le Trésor public américain, l’équivalent du ministère des Finances tunisien, a mis sur place une brigade spéciale. L’inspecteur Eliot Ness, face à la corruption des forces de l’ordre, monte sa propre équipe triée sur le volet dont les membres sont issus des services du Trésor. Une légende et une star est née, épaulée de des agents incorruptibles, ils mènent de nuit des raids contre les distilleries, opèrent des descentes contre les bars et les tripots et organisent des guet-apens contre les convois clandestins. Le sang a coulé de part et d’autre à chaque embuscade mais les bars sont restés au sec.

Si l’allégement et la facilitation se précisent, il n’est pas rare de se voir servir un sandwich tunisien épicé avec un ballon de rouge si l’établissement répond aux normes exigées. Une bataille se dessine sur les tables des maitres et les chefs de cuisine et les chefs de bande entre la Loi 52 et le B-52, un cocktail composé en proportions égales de trois liqueurs.

Le gouvernement semble en état d’ébriété, il ne peut offrir en cadeau à la plus grande majorité de sa population par ces temps moroses (2) que l’ivresse et l’overdose. Il semble adhérer à l’appel lancé par Baudelaire : «Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous; enivrez-vous sans cesse! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise» (3). Une ivresse sans cesse renouvelée par un breuvage altéré ou une élévation de l’être comme échappatoire. Le sage boit avec modération, mais l’esclave de ses envie boit à perdre la raison.

* Haut fonctionnaire international à la retraite.

Notes :

1-Verbe familier synonyme de dénoncer utilisé pour renforcer l’allitération en k et f.

2- Ancien supplice, on verse de force du vin dans la gorge du condamné pour le forcer à avouer jusque mort s’ensuive. La langue se délie sous l’effet du vin. Il meurt heureux, d’où mort rose par contraction morose.

3- Dernière ligne de «Enivrez-vous» poème en prose de Charles Baudelaire, ‘‘Le Spleen de Paris’’, XXXIII, 1869.

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