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Tunisie : Kaïs Saïed, fossoyeur ou réformateur de la démocratie (1/3)

On reprochait au président Ben Ali sa démocratie de «décor», dix ans après son départ, nous avons enfanté une démocratie de palabres télévisuelles. Sorti des urnes et des studios de télévision, c’est un autre monde. Quelle impuissance démocratique ! La crise actuelle que connaît notre pays est loin d’être entre le président Kaïs Saïed et l’establishment post révolutionnaire, elle est directement liée à cet instant révolutionnaire : dix ans après la fin de Ben Ali, qu’avons-nous fait de notre pays? Qu’avons-nous fait de notre démocratie? Où se situe l’erreur? Les bonnes intentions des pères fondateurs de notre démocratie sont réelles, mais les résultats sont évidents: un pouvoir grippé et un pays en dérive.

Par : Mehdi Jendoubi *

Toutes les apparences l’accusent. Il détricote consciencieusement et méticuleusement fil après fil le tissus institutionnel démocratique post 2014, année de la proclamation de la constitution tunisienne. Il a suspendu l’Assemble des représentants du peuple (ARP), a fait disparaître l’Instance anti-corruption et voici le tour du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), mis hors-jeu. Le président Kais Said est élu démocratiquement par plus des deux tiers de l’électorat, depuis plus de deux ans, mais installé de fait aux commandes de l’Etat depuis six mois.

Est-il si puissant que cela, pour tenir seul le cap de son destin et de notre destinée collective et rester sourd aux appels, aux injonctions et aux menaces, ou est-il si inconscient du rapport des forces national et international pour snober tout le monde, ou presque tout le monde, car comble de tout, il a gagné le cœur du «petit peuple» et n’a pas perdu un iota de sa popularité, peut-être aurait-il perdu quelques plumes aux dires de récents sondages.

1 – Dix ans après la révolution, qu’avons-nous fait de notre pays ?

Quel paradoxe tunisien : le «fossoyeur» de la démocratie tunisienne serait adulé par son peuple. Les ambassadeurs européens qui viennent de le critiquer vertement pour sa dernière décision de dissoudre/reformer le CSM, le savent. C’est un vrai casse-tête pour eux. Comment ne pas apprécier un président aimé de son peuple, même à mi-mandat. Et Dieu sait si usure il y a après deux ans de pouvoir.

Le président s’est mis progressivement sur le dos la fine fleur de la politique que compte Tunis et banlieue. Les vétérans du mouvement démocrate tunisien, ceux qui ont lutté contre Bourguiba depuis la fin des années 1960 et contre Ben Ali dans les décennies 1990-2000 et lui ont tenu tête avec beaucoup de courage, dans les conditions les plus difficiles.

Plusieurs d’entre eux ont été honorés par le peuple tunisien qui leur a remis après la révolution les clés de la cité, quand s’est effondré l’ancien régime, un certain 14 janvier 2011 après un mois de contestations sociales qui se transforment en crise politique majeure et finit par l’effondrement total d’un pouvoir qui n’a pas su et n’a pas voulu se réformer.

La crise actuelle que connaît notre pays est loin d’être une crise entre le président Kais Saied et l’establishment post révolutionnaire, elle est directement liée à cet instant révolutionnaire : dix ans après la fin de Ben Ali, qu’avons-nous fait de notre pays ? Qu’avons-nous fait de notre démocratie ? Où se situe l’erreur, la démocratie tunisienne serait-elle un château de sable pour se laisser décortiquer aussi aisément par un novice de la politique élu en 2019, presque comme un colis à la poste? Et ce peuple, vanté pour sa révolution ultra rapide, pacifique et inventive, prémonitoire d’une série noire d’hécatombes révolutionnaires arabes, serait-il aujourd’hui en attente d’un dictateur? Quelles sont les maladies de notre démocratie qui se laisse mourir presque sous les youyous entendus un certain 25 juillet 2021 (jour de l’intronisation effective du nouveau président) d’un peuple qu’elle est censée affranchir et servir?

Comment les «démocrates» ont-ils mené leur peuple à cet état d’exécration de la politique. Ce peuple qui a fait la queue élection après élection et qui a trempé l’index dans cette encre électorale magique et s’est fait fièrement photographier le doigt électoral, ce peuple qui a patiemment et passionnément suivi les multiples émissions de débats politiques des radios et des télévisions nationales et privées pour se cultiver et se hisser au niveau du discours de ses élites.

Il a successivement voté pour le parti Ennahdha de Rached Ghannouchi en 2012 le hissant au pouvoir avec le parti du Congrès pour la République (CpR) du Dr. Moncef Marzouki, un vétéran de la lutte démocratique élu par l’Assemblée Constituante en 2012, président de la République, après les années de harcèlement policier et d’exode, et le parti Ettakattol du Dr. Mustapha Ben Jaâfar, vétéran lui aussi de la lutte anti Ben Ali des années les plus dures, élu président de l’Assemblée Constituante.

Les Tunisiens ont voté ensuite pour le parti Nidaa Tounes de Béji Caid Essebsi, ministre toute sa vie presque depuis Bourguiba, élu président de la république en 2014 et Ennahdha une seconde fois. Et en 2019 Ennahdha récidive démocratiquement une troisième fois.

Les Tunisiens dont une large majorité, peuple et élite, étaient presque apolitiques avant la révolution, ont fait preuve de sagesse et de grande patience, mais ils étaient surtout face au vide crée par l’effondrement de l’ancien régime, en quête de dirigeants qui méritent sa confiance.

Les opposants à Ben Ali ont été auréolés de leurs sacrifices, M. Caïd Essebsi et ses compagnons ont été récompensés pour leur «esprit d’hommes d’Etat» et pour sa brillante gestion du premier ministère en pleine crise post révolutionnaire, et Ennahdha régulièrement élu pour la «piété de ses dirigeants» et pour la solidité du plus important parti politique connu par la Tunisie contemporaine après le Destour/RCD fondé en 1920 et dissous en 2011.

Presque tous les partis tunisiens naissent et éclatent en mille morceaux et Ennahdha sous la coupe de leur leader fondateur et idéologue aux nombreux articles et livres de théologie et de politique depuis les années 1970, Rached Ghannouchi, lui aussi enseignant comme Kais Saied, un maître en conciliations et en compromis. Tous ont eu leur chance. Tous ont déçu. Tous sont entrés en contradiction avec eux-mêmes. Tous ont donné une piètre image de la politique et de la démocratie.

Les uns pilonnent leur propre parti immédiatement après s’être faits élire sur les listes de ce parti, les autres distribuent des compensations d’anciens combattants à leurs militants, victimes d’exactions policières de l’ancien régime, confondant les deux casquettes de militant et d’homme d’Etat, et oubliant qu’ils sont élus par les citoyens et non pas par les fans de leur parti, et que des milliers de jeunes sont aussi victimes de chômage et d’abandon social, et que les subsides de l’Etat sont facilement épuisables. Ce sont des erreurs qui se payent cher. Mais c’est ainsi qu’on apprend collectivement.

Les autres font des rêves de patriarche et pensent plus à l’avenir politique de leur progéniture qu’aux réformes de l’Etat qu’ils incarnent. Les moins coupables de tous versent dans des luttes incompréhensibles où les ego se substituent aux idéologies tant professées depuis les années 70, et des discussions à moitié comprises sur tout sauf sur les causes et les solutions du chômage, les boat people version tunisienne qui mènent nos jeunes à la mort dans cette belle Méditerranée devenue un cimetière marin, ou à la bibliothèque de quartier qui tarde à ouvrir et à ces gens du peuple qui chaque soir font la queue dans les pharmacies de nuit pour se faire délivrer des traitements par des préparateurs de pharmacie, car aller voir un médecin coûte trop cher et nos dirigeants, élus démocratiquement et fils légitimes de la révolution, ont oublié d’ouvrir dans les quartiers populaires des dispensaires de nuit.

A suivre.

2- Des rues qui restent sales et un appareil d’Etat inefficace

*Universitaire retraité.

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